Apprentissage Autonome et Partagé
Nos choix en matière d'éducation - Déclaration de philosophie
Hélène Courtois - novembre 2004
Introduction
L'instruction d'un enfant dans sa famille est autorisée en France. Depuis 1998, un contrôle annuel de l'instruction dispensée à l'enfant est imposé par la loi. Si, dans le cas d'enfants déscolarisés mais suivant le programme scolaire à la maison, ce contrôle peut paraître simple à appliquer, il en est tout autrement dans le cas où les parents ont une philosophie éducative très différente de celle de l'école. En effet, dans ce dernier cas, les apprentissages de l'enfant ne sont pas toujours mesurables avec des outils de type scolaire et, à l'extrême, le contrôle de l'instruction donnée peut être lui-même en contradiction avec la philosophie des parents.
Conscients de la difficulté que peut représenter pour un personnel de l'Education Nationale l'évaluation d'une instruction radicalement différente de celle dispensée en milieu scolaire, nous avons tenté cette " déclaration de philosophie ".
Il nous a plusieurs fois été fait l'objection que, nous plaçant en dehors du système scolaire, nous ne pouvions contribuer à l'améliorer. Il nous semble important de répondre à cela.
Dans tout domaine, pour qu'il y ait progrès, il faut que des personnes sortent des sentiers battus et explorent l'inexploré. Or il est très difficile, à l'intérieur de l'Education Nationale, d'aller jusqu'au bout de ses convictions. De très nombreux enseignants, de nombreuses écoles pratiquent des pédagogies différentes. Mais une grande part de leur énergie est utilisée à simplement faire accepter leur existence et leur différence, ou à faire entrer leurs idées dans le cadre restrictif (horaires, matériel, lieux) qui leur est imposé.
Dans le cadre d'une famille, il est beaucoup plus facile de vivre l'instruction, de l'adapter au jour le jour, d'établir des contacts variés avec l'extérieur. Nos enfants évoluent dans un milieu ouvert, où l'âge des personnes qu'ils rencontrent ne détermine pas d'avance leur comportement, où les expériences multiples de chacun se complètent et se partagent. Les échanges de savoir et la coopération y sont la règle. Les différences y sont mises en valeur. La comparaison, la compétition, la méfiance y sont inconnues, sauf à titre de jeu...
Chaque famille déscolarisante, quels que soient ses choix en matière d'instruction, est un petit laboratoire de recherche en pédagogie. Pour notre part, nous avons poussé nos recherches à l'extrême : que se passe-t-il lorsque la confiance en l'enfant et en sa capacité d'apprentissage est totale ? Que se passe-t-il lorsque ce n'est plus l'adulte qui enseigne mais l'enfant qui apprend ce qu'il veut, quand il veut ?
Quelques textes
Ci-dessous, quelques extraits de textes rappelant le cadre dans lequel s'inscrit notre déclaration de philosophie.
Convention Européenne des Droits de l'Homme
Article P1-2 - Droit à l'instruction
"Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction. L'Etat, dans l'exercice des fonctions qu'il assumera dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement, respectera le droit des parents d'assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques."
Loi n°98-1165 du 18 décembre 1998
Article premier, premier alinéa
"Le droit de l'enfant à l'instruction a pour objet de lui garantir, d'une part l'acquisition des instruments fondamentaux du savoir, des connaissances de base, des éléments de la culture générale et, selon les choix, de la formation professionnelle et technique et, d'autre part, l'éducation lui permettant de développer sa personnalité, d'élever son niveau de formation initiale et continue, de s'insérer dans la vie sociale et professionnelle et d'exercer sa citoyenneté."
Décret n°99-224 du 23 mars 1999
Article 5
"La progression retenue ... sous réserve des aménagements justifiés par les choix éducatifs effectués ... doit avoir pour objet de l'amener, à l'issue de la période d'instruction obligatoire, à un niveau comparable ... à celui des élèves scolarisés ..."
Circulaire du 20 mai 1999 - Dispositif relatif à l'instruction dans la famille
Article I.5.3 Objet du contrôle
"... Le contrôle de l'instruction dans la famille par l'inspecteur d'académie doit donc se faire en référence à l'article 1er de la loi du 18 décembre 1998 et au décret n° 99-224 du 23 mars 1999, et non pas aux programmes en vigueur dans les classes des établissements publics ou privés sous contrat. Lors du contrôle, il devra être tenu compte ... de la progression globale définie et mise en oeuvre par les personnes responsables, en fonction de leurs choix éducatifs ..."
Afin de rappeler le cadre dans lequel a été votée la loi n°98-1165, citons également quelques extraits de la discussion de l'assemblée nationale ayant préparé son vote :
"Ce texte concerne uniquement le grave problème des enfants éduqués par les sectes. Il n'est certes pas possible de viser explicitement les organisations sectaires, car celles-ci n'ont pas de définition juridique précise. Il ne s'agit pas non plus d'ouvrir, avec ce texte, un débat plus général sur l'obligation scolaire." Mme Catherine Picard.
"Il ne s'agit pas non plus de sanctionner les quelques centaines de parents qui font le choix d'éduquer eux-mêmes leurs enfants, quand c'est dans l'intérêt réel de l'enfant et de son épanouissement. " M. Gilbert Gantier.
Nous sommes tous d'accord pour qu'un certain contrôle se mette en place auprès des familles et auprès des établissements scolaires hors contrat, pour détecter les phénomènes sectaires et protéger les enfants.
Cependant, ce contrôle des connaissances ne doit pas se faire au mépris des exigences constitutionnelles de la liberté d'enseignement et de la liberté de conscience.
En effet, la liberté d'enseignement est un principe fondamental reconnu par les lois de la République, selon la décision du Conseil constitutionnel du 23 novembre 1977.
De la même manière, la liberté de conscience constitue un principe fondamental reconnu par les lois de la République. Elle s'étend à la fois à la liberté religieuse, à la liberté de conscience et à la liberté des opinions philosophiques.
Comment l'enfant apprend
L'enfant est un apprenant permanent. Laissé libre, dès sa naissance il emmagasine des informations sur le monde qui l'entoure et les trie. C'est ainsi qu'il apprend à reconnaître les personnes de son entourage, puis à décoder leur humeur et leurs messages, à affiner peu à peu ses moyens de communiquer avec elles.
C'est ainsi également qu'il apprend à se déplacer, à distinguer et manipuler les objets, puis à parler. La technique est toujours la même : faire des essais, emmagasiner des informations, les classer, en tirer des règles.
Lorsqu'il maîtrise le langage, l'enfant se met à poser des questions. Cela lui permet d'accumuler d'autant plus d'informations sur le monde, plus vite, et surtout de les rechercher en relation avec celles qu'il a déjà accumulées.
En effet, les informations que nous réunissons au cours de notre vie sont classées en réseau, et une information isolée a peu de chance de trouver sa place dans ce classement. Elle sera mise en attente jusqu'à ce qu'une nouvelle information vienne la recouper, l'enrichir, la relier à d'autres.
En revanche, une information ciblée va venir confirmer ou infirmer une hypothèse, et trouver naturellement sa place. Comme lorsqu'il apprend à marcher ou à parler, l'enfant procède de façon empirique, par essais-erreurs successifs.
Un enfant peut apprendre à lire comme il a appris à parler, sans méthode, simplement à force de voir et entendre lire d'autres personnes, en posant des questions sur les images, les lettres, les mots, à condition toujours qu'on réponde aussi bien à ces questions qu'à ses demandes de lecture. C'est un processus long, comme l'apprentissage de la parole, mais qui produit d'excellents lecteurs, maîtrisant des compétences de lecture de haut niveau.
Ces compétences vont à leur tour augmenter l'autonomie de l'enfant apprenant en lui donnant un accès direct à toutes les sources de connaissances écrites.
Un enfant libre maîtrise totalement son processus d'apprentissage. Il va refuser l'aide ou l'information qui ne lui est pas utile sur le moment, faire un nombre important d'essais et d'erreurs jusqu'à parvenir à ses fins, créer ses propres situations d'apprentissage, poser des questions extrêmement précises dans l'attente de réponses tout aussi précises. S'il obtient les réponses qu'il cherche, il va apprendre efficacement et durablement dans tous les domaines qui l'intéressent.
La mémorisation des savoirs est rapide parce qu'ils sont toujours reliés à des connaissances préalables.
En ce qui concerne les savoirs-faire, une fois une nouvelle compétence entrevue, l'enfant se soumet de lui-même à un entraînement destiné à maîtriser cette compétence. Il répète ses expériences jusqu'au moment où il sent qu'il est passé d'une première découverte à une mémorisation à long terme.
Dans un milieu " riche " -indépendamment de toute considération financière ou sociale, c'est-à-dire un milieu où les sources de curiosité sont nombreuses, où il y a toujours un ou des adultes ou des documents de références disponibles pour répondre patiemment et précisément à ses demandes, la vie d'un bébé, d'un enfant, d'un adolescent, est un apprentissage permanent. Et il y a de fortes chances pour que l'adulte que deviendra cet enfant continue d'apprendre tout au long de sa vie…
Pourquoi l'apprentissage autonome ?
Il n'y a pas de raison de penser que ce processus d'apprentissage propre à l'être humain doive tomber du jour au lendemain sous le contrôle des adultes. Ceux-ci ont sur les enfants l'avantage de l'expérience : cela signifie que, ayant vécu plus longtemps, ils ont accumulé plus de données sur le monde.
Mais cette accumulation de connaissances ne donne pas à l'adulte le pouvoir de pénétrer le cerveau des enfants pour savoir à quel moment une information donnée va pouvoir être utile à son apprentissage. En fait, quel que soit l'âge de l'apprenant et le domaine qui l'intéresse, l'apprenant est toujours seul à pouvoir maîtriser totalement son processus d'apprentissage. Toute intervention extérieure non demandée ne peut être qu'arbitraire.
D'autre part, le plaisir d'apprendre, de satisfaire sa curiosité naturelle, de maîtriser des compétences nouvelles est la principale motivation des enfants libres. L'adulte ne peut leur offrir aucune récompense, ne peut les menacer d'aucune sanction qui les motive plus que leur propre envie d'apprendre lorsqu'elle est respectée.
Il nous semble donc important de donner à nos enfants la liberté de choisir leurs domaines d'apprentissages, de contrôler eux-mêmes leur rythme, les ressources et l'aide dont ils ont besoin, ainsi que de respecter leur motivation propre.
Ayant constaté que cette liberté et cette motivation ne pouvaient être respectées ni dans le cadre d'un établissement scolaire ni dans celui d'un enseignement formel organisé par les parents, nous avons donné à nos enfants le choix d'apprendre en famille, de façon autonome, dans un milieu ouvert et riche en rencontres et en centres d'intérêt.
Ils ont dans ce milieu la possibilité de consacrer autant de temps qu'ils le désirent à un sujet donné, une liberté totale dans leurs choix de domaines d'étude et dans leur façon d'apprendre. S'ils n'ont pas le bagage de connaissances forfaitaires des enfants scolarisés, ils ont, par contre, une très haute capacité d'apprentissage autonome, qui leur permettra lorsqu'ils le choisiront d'apprendre tout ce qui leur sera nécessaire à la réalisation de leurs objectifs de vie, qu'il s'agisse de passer des examens, d'apprendre un métier, ou de trouver leur place dans la société.
Les conditions nécessaires
Comme tout autre choix pédagogique, l'apprentissage autonome possède ses règles et ses exigences.
L'apprentissage autonome de l'enfant repose sur une base fondamentale de confiance en soi et en l'autre. Pour qu'il soit efficace, il faut que l'enfant aie une grande confiance en ses propres capacités, qu'il se sente toujours approuvé et encouragé, qu'il trouve de façon simple l'aide et les réponses qui lui sont nécessaires. Le processus étant basé sur des essais répétés et de nombreuses erreurs exploitées pour continuer la recherche, le fait de faire des hypothèses fausses et d'analyser leurs conséquences doit être mis en valeur en permanence.
C'est pourquoi toute tentative d'évaluation, de notation, de contrôle des apprentissages de l'enfant fragilise ses capacités. Dans un tel processus, tout jugement négatif sur une erreur ou sur l'ignorance d'un point donné compromet sa démarche. Le jugement ou la tentative d'aide pleins de bonnes intentions mais non demandés par l'enfant vont remettre en question pour lui la validité même de son fonctionnement, et le faire douter de ses capacités à gérer son apprentissage.
L'auto-évaluation est vitale pour l'enfant puisqu'elle conditionne toute la démarche empirique d'apprentissage. Mais elle ne peut se placer que dans un climat de liberté totale. Elle n'est efficace et appropriée que si l'enfant sait qu'aucun autre jugement ne viendra corriger ou compléter le sien, ni explicitement, ni implicitement.
L'enfant est capable d'une auto-évaluation très sévère et très pointue, qui ne laisse passer aucun détail. Libre, il va se révéler très exigeant et perfectionniste, mais ses jugements sont exempts de notion de valeur : il sait qu'une erreur est une façon d'évoluer vers une réussite, et n'est pas un échec. Il sait que l'ignorance d'une donnée signale un besoin d'information et de recherche et n'est pas une preuve d'insuffisance.
L'objectivité de son jugement lui permet de mettre en œuvre les moyens nécessaires à l'analyse et à la correction de ses erreurs, sans être freiné ou paralysé par un jugement négatif sur sa propre valeur.
Une autre condition nécessaire est la disponibilité des ressources.
L'apprentissage autonome nécessite une très grande disponibilité des personnes qui entourent l'enfant. Peu à peu, celui-ci est mis en situation d'utiliser sans accompagnement divers outils-ressources, tels des livres, des vidéos, des outils et autres instruments. Il faut citer en particulier l'ordinateur (équipé de logiciels conçus pour l'apprentissage autonome) qui ne se lasse jamais de répondre aux enfants, de répéter une réponse ou de proposer à leur demande le même exercice autant de fois que nécessaire, sans jamais porter de jugement subjectif sur leur travail.
Malgré l'existence de ces ressources matérielles, et l'autonomie croissante de l'enfant dans leur utilisation, l'accompagnement personnalisé par un ou plusieurs adultes reste vital pour le processus d'apprentissage. L'enfant a régulièrement besoin de confronter ses acquis aux réactions des adultes qui l'entourent pour exercer et affiner son propre jugement.
L'apprentissage par l'exemple
D'où l'enfant tire-t-il ses premières informations sur le monde ? Quels sont ses premiers modèles, sinon les adultes qui l'entourent ?
C'est à partir des informations disponibles autour de lui que l'enfant acquiert, non seulement des connaissances, mais aussi des comportements.
Nos enfants sont entourés de personnes qui aiment apprendre, qui considèrent le monde comme une source permanente d'émerveillement et d'information, et qui reconnaissent les êtres humains qui les entourent, quels que soient leur âge ou leur statut social, comme autant de sources de connaissances.
La parole de nos enfants est respectée et encouragée au même titre que celle des adultes. L'étendue de leurs connaissances est reconnue dans son entier, sans a priori sur la valeur de chaque domaine de connaissances.
Les adultes savent également reconnaître leurs propres limites et erreurs et redevenir apprenants aussi souvent que nécessaire.
La tendance naturelle des enfants libres à apprendre est encouragée et nourrie par ces exemples. Les occasions d'échanges de savoir sont nombreuses, les expériences variées sont praticables sans limites autres que des règles élémentaires de sécurité. Nos enfants sont des chercheurs, et leur laboratoire est le monde entier…
Leur créativité, leur sens de l'humour, leur joie de vivre peuvent prendre toute leur ampleur et sont accueillis sans restriction. Ce sont souvent les enfants qui permettent aux adultes de reprendre contact avec leurs propres créativité, humour et joie de vivre, parfois oubliés parmi trop de contraintes de vie.
D'apprenants, ils deviennent souvent modèles, et la famille devient une communauté d'individus où tous ont des droits et des devoirs, non plus arbitraires mais issus d'une réflexion sur les contraintes imposées par la société dans laquelle nous vivons et celles qui proviennent des limites de chaque individu.
L'apprentissage partagé
Une composante essentielle de l'apprentissage autonome est le partage d'expérience. Transmettre un savoir ou un savoir faire constitue à la fois un plaisir, une auto-évaluation, et un complément d'apprentissage.
Libres, les enfants partagent d'eux-mêmes leurs expériences, et s'intéressent à celles des adultes qui les entourent. L'entraide et l'utilisation optimale des capacités de chacun sont l'habitude dans un groupe d'enfants autonomes.
A l'intérieur d'une fratrie, les moments de transmission de savoir, d'entraide, de coopération sont nombreux et fructueux pour tous. Cette capacité à travailler en groupe est encouragée et mise en valeur, grâce à l'absence de notion de compétition ou d'exigence de résultats individuels.
Conclusion
On pourra nous accuser d'idéalisme, traiter nos essais d'utopie irréalisable, ou nous démontrer que nous nous mettons volontairement à l'écart du reste de la société.
Nous constatons pourtant quotidiennement que nos choix philosophiques nous permettent et permettent à nos enfants de vivre dans notre société, parfaitement intégrés, en bons termes avec tout le monde, dans la mesure où la communication reste ouverte.
Nous disposons de l'espace et du temps nécessaire à la réalisation de nos choix de vie.
Nous aimons partager nos découvertes avec ceux qui nous entourent, et apprendre d'eux tout ce qu'ils ont à nous apporter. Nous multiplions les contacts, avec des personnes qui nous ressemblent ainsi qu'avec des personnes qui ont des convictions très différentes des nôtres.
Notre seul objectif est d'élever nos enfants dans le respect mutuel et la joie de vivre, dans le goût de la découverte et le plaisir du contact avec autrui.
Laissons le mot de la fin à A.S.Neill (dans : "Libres enfants de Sumerhill") : "Les gens disent toujours : " Mais comment des enfants libres s'adapteront-ils jamais au côté fastidieux de la vie ? ". J'espère bien que ces enfants seront les pionniers de l'abolition de ce qui est fastidieux."
Merci…
A nos enfants qui nous ont tant enseigné.
A Jean-Jacques Rousseau, Maria Montessori, Roger Cousinet, Celestin Freinet, Glenn Doman, Thomas Gordon, Harvey et Tim Jackins, Jean Foucambert, Franck Smith, Philippe Meirieu, Jacques Prévert, Georges Brassens et Christiane Rochefort.
Et aux très nombreuses personnes, enseignants, parents, enfants et autres éducateurs, avec qui, depuis quinze ans, nous avons discuté pédagogie avec tant de plaisir à apprendre sans cesse…