Biométrie, biomépris… Quand l’école a les mains sales

Collectif gardois Dépassons les bornes - 27 novembre 2009

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Depuis presque dix ans, la biométrie s’infiltre dans les établissements scolaires, essentiellement par le biais d’un lecteur d’empreintes palmaires (RCM) permettant l’identification des élèves dans le cadre de l’accès à la cantine [1].

Il a fallu la destruction, en novembre 2005, d’une borne biométrique au lycée de Gif-sur-Yvette pour alerter l’opinion publique et susciter des réactions.

Depuis, la mobilisation s’étend, des contre-feux sont allumés et des bornes sont retirées de la circulation.

Ce travail de synthèse fait le point sur les différents pôles de résistance qui, partout, appellent à dépasser les bornes !

« Ces appareils sont à la mode, il faut vivre avec son temps ». Ainsi s’exprime Michel Richard, secrétaire national du SNPDEN, le principal syndicat de Chefs d’établissement [2], in Le Business de la sécurité dans les établissements scolaires, au sujet des dispositifs technologiques de contrôle des flux dans les établissements scolaires [3].

Installer une borne biométrique à l’entrée d’un collège ou d’une cantine ne serait-il donc qu’une question de mode ? Peut- être pour ceux des chefs d’établissement qui, se croyant menacés d’obsolescence, cherchent le Salut dans ce jeu de miroir avec la machine. Peut-être encore pour ceux d’entre eux qui sont en quête d’un illusoire booster de carrière.

Mais pour la plupart des décideurs publics, il ne s’agit là que d’une question d’efficacité, de rationalité, d’économie… car c’est ainsi que les bornes biométriques sont promues dans les argumentaires commerciaux des lobbies industriels de l’électronique. La faim ne justifie pas les moyens

À l’usage pourtant, ces machines se révèlent beaucoup moins performantes que prévu : dysfonctionnements, erreurs, problème d’hygiène [4], longue file d’attente… Un parent d’élève du collège de Lédignan (Gard) témoigne : « depuis que la machine pour la biométrie est en place, les enfants qui finissent les cours à 12h30 et recommencent à 13 heures se plaignent qu’ils n’ont pas le temps de finir leur repas. En effet, la lecture avec la biométrie est plus longue que le passage avec la carte, d’où une file d’attente plus importante. De peur de manquer le début des cours de 13 heures, certains camarades de mes enfants préfèrent ne pas se présenter à la cantine […] ». [5]

Surtout, la facture s’avère bien plus lourde qu’annoncé. De 3000 euros pour un simple lecteur biométrique, on passe très rapidement à 15 000 euros en incluant le logiciel, les options et les frais de maintenance [6].

Une facture qui a dissuadé le collège Joliot Curie de Carqueiranne (Var) de poursuivre l’expérience, lui qui fut pourtant l’un des premiers à faire appel à cette technologie, en 2002. De même, le collège de Gignac (34), ou encore celui de Mèze (34), se retirent devant l’inefficacité relative du système.

Mais les industriels de l’électronique ne désarment pas : le business de la sécurité dans les établissements scolaires pèse environ 200 millions d’euros par an [7].

Ils ont mis en branle un dispositif global de conquête de marchés s’appuyant sur un fin dosage de marketing et de propagande. Leur objectif ? Conditionner les comportements et favoriser l’acceptation par tous de ces nouvelles technologies liberticides. Parce que cela ne va pas de soi…

Ils doivent également développer un lobbying intense auprès des pouvoirs politiques.

Pour cela, ils ont créé le Gixel, une organisation chargée de promouvoir l’intérêt du secteur électronique en Europe. Dans son Livre Bleu [8], le Gixel préconise d’introduire des dispositifs de contrôle biométrique « dès l’école maternelle » afin « d’éduquer » les enfants à la soumission aux technologies de contrôle.

Et parce que la vidéosurveillance, la biométrie, les puces RFID, les nanotechnologies ou encore le génie génétique (ex. fichage ADN) sont les instruments de la traçabilité de l’individu, les intérêts des industriels vont rejoindre des intérêts plus politiques en convergeant vers un contrôle très étroit des populations. La communauté éducative face à une logique carcérale

La même logique insidieuse va transformer progressivement les établissements scolaires en univers clos où le contrôle des flux devient l’ultime préoccupation. Contrôle des entrées et des sorties, des présences et des absences, de l’accès à la cantine, des va-et- vient, des relations, des activités, des non-activités, des connexions, des paiements, des non-paiements, des résultats, de l’origine, du parcours scolaire depuis la maternelle… « Si le seul outil que vous avez est un marteau, vous verrez tout problème comme un clou » disait le psychologue Abraham Maslow…

Et quand l’obsession du contrôle s’appuie sur le culte de la technologie, c’est la machine qui devient la pierre angulaire du système : d’un côté, le hardware constitué d’un maillage de réseaux informatiques, caméras, lecteurs biométriques, bornes RFID … et de l’autre, des applications intégrées qui rendent l’ensemble des informations collectées compatibles et qui en assurent le traitement et le stockage dans d’immenses bases de données…

Et c’est l’humain qui se soumet.

Face à ce délire technologique, la réaction du monde éducatif est inégale.

L’installation de caméras de vidéosurveillance suscite rarement de l’hostilité [9]. La mise en place de systèmes de gestion des absences par code barre n’est guère plus condamnée. [10]

Peut-être parce qu’il s’agit d’un pas de plus vers l’humiliation infligée aux enfants, un pas de trop vers l’obscénité, le contrôle biométrique va réveiller les consciences, inciter à l’engagement et à la lutte.

Bien sûr, localement, la mobilisation n’est pas toujours évidente. M. Gilles Sainati, magistrat, ancien vice-président du Syndicat de la Magistrature et parent d’élève à l’origine d’un collectif héraultais qui lutte contre la biométrie à l’école, souligne « que la majorité des parents et enseignants sont naturellement, au mieux indifférents à ces débats, voire carrément hostiles aux opposants à la biométrie qu’ils assimilent à des terroristes, ou des marginaux hostiles au progrès ou à des clowns. Ces manifestations d’hostilité correspondent tout à la fois à des stratégies de pouvoir et soumission : dans le cadre des élections de parents d’élèves, ce dénigrement coûterait des voix à l’association de parents d’élèves opposante (la FCPE [11]) ; beaucoup d’enseignants ne veulent pas contredire leur principale de peur de rétorsion ; certains parents d’élèves critiquent le système mais ont peur de mesures de rétorsions sur leur enfants […] ». [12]

Malgré ces réticences, nous assistons cependant à la multiplication d’actions déterminées et de prises de position contre le contrôle biométrique à l’école. A Clermont-l’hérault (Hérault), c’est un véritable bras de fer qui va opposer pendant plusieurs mois un collectif de parents d’élèves à la décision de Madame la Principale d’installer une borne biométrique à l’entrée de la cantine. Finalement, le Conseil Général désavouera Madame la chef d’établissement. Au collège Via Domitia de Poussan (Hérault), il faudra l’intervention des forces de l’ordre pour déloger les parents en colère [13]. En 2005 déjà, une vingtaine de « clowns » avait essayé d’interpeller usagers et pouvoirs publics en s’introduisant dans le lycée de Gif-sur-Yvette (Essonne) pour y détruire deux bornes biométriques qui contrôlaient l’accès à la cantine.

La FCPE 34 s’inquiète ouvertement de la mise en place de systèmes biométriques pour contrôler l’accès des élèves à la restauration scolaire. « Elle constate des difficultés dans les procédures de mise en œuvre et craint d’éventuelles dérives. De plus, elle rejette ce système dans la mesure où il habitue l’enfant à être contrôlé à l’aide d’une partie de son corps. » [14]

La Fédération Syndicale Unitaire (FSU), première organisation syndicale de l’enseignement, dénonce « le fichage biométrique, en contradiction avec les obligations internationales en matière de protection de la vie privée, [qui] bafoue les principes et les libertés fondamentales sur lesquels repose la démocratie et ce encore plus lorsqu’il s’applique à des enfants […] ». A ce titre, « la FSU demande l’arrêt de la mise en place de la biométrie même à titre expérimental, notamment dans l’Ecole et s’insurge contre l’absence totale de débat sur cette question. » [15]. Sud-Education 91, quant à lui, rappelle que « les Lycées doivent rester des lieux où l’on peut étudier sans être sous surveillance permanente de caméras, de bornes biométriques et autres outils de contrôle du même ordre. » [16]

Pour le syndicat de la Magistrature, « l’utilisation de ces techniques dans le cadre des cantines scolaires est emblématique et participe d’une entreprise de banalisation qui s’inscrit plus largement dans l’idéologie sécuritaire qui s’est développée ces dernières années. » [17]

Une position que rejoint le sociologue Jean Pierre Garnier, chercheur au CNRS : « Le cas de la biométrie est à cet égard exemplaire, si l’on peut dire : sous couvert de lutter contre une insécurité dont on persiste à nier les causes profondes, on assiste à la gestation d’une société de surveillance et de suspicion généralisées, où, comme le rappelait récemment le philosophe Giorgio Agamben, les citoyens se voient traités de plus en plus comme des criminels virtuels ». [18] Lorsque les collectivités territoriales se défaussent

En écho à la mobilisation de la communauté éducative, les collectivités territoriales [19] jouent la prudence et bottent en touche.

C’est le cas, notamment, de l’adjoint au maire de Paris chargé de la vie scolaire, Eric Ferrand, qui demande ainsi au chef d’établissement du Lycée Ravel « de bien vouloir surseoir à la mise en place du dispositif projeté jusqu’à ce que les collectivités locales concernées, Région et Département, aient défini leur politique […] et notamment qu’elles aient statué sur la question particulière des contrôles biométriques […] ».

De son côté, le Conseil Général de l’Hérault vient de décider de ne plus financer le système de fichage biométrique dans les écoles [20], tandis que le Conseil Régional PACA institue un moratoire sur la mise en place, même à titre expérimental, de systèmes biométriques dans les lycées [21]. Jean-Paul Huchon, président de la Région Ile de France, va plus loin : le 17 mars 2006, il s’est engagé à « faire savoir aux proviseurs sa désapprobation des systèmes biométriques ; à ne pas financer l’installation de tels systèmes ni dans les lycées, ni dans les CFA et à organiser, dans le cadre du Conseil régional, un débat entre citoyen-ne-s, expert-e-s et associations, sur ce sujet de société. »

Mais, au-delà des collectivités territoriales, ce sont les partis politiques qui, timidement, commencent à prendre position contre le fichage biométrique dans les établissements scolaires. Le PS avec par exemple Vauzelle ou Huchon, mais également les Verts (via par exemple Michèle Gaspalou), le Parti de Gauche, qui relaie les initiatives locales, ou encore le Parti Communiste, qui exhorte sur son site à « lutter contre le Big Brother numérique ». Et si on parlait des enfants ?

M. Louis Joinet, ancien directeur de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (Cnil), avocat général à la Cour de Cassation, membre de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme et expert indépendant des Nations Unies pour les droits de l’homme, s’insurge lorsqu’il évoque ces bornes biométriques installées dans les écoles : « Parce qu’on veut faire accepter la traçabilité à des enfants de 3 ans. Parce qu’on veut leur dire qu’il est normal que leur corps soit un instrument de contrôle, comme si c’étaient des bêtes. » [22]

M. Joinet commente également les préconisations de la CNIL en ce qui concerne la possibilité laissée aux élèves de ne pas se soumettre à la biométrie [23] : « Cette pratique part d’une bonne intention en proposant que dans telle ou telle application le fichage soit “facultatif ”. Mais par là même, les réticents peuvent apparaître “en creux” et plus le fichage est sensible, plus leur position peut être interprétée comme déviante, non conformiste, voire suspecte (qu’a-t-il à cacher ?) ». [24]

M. Gilles Sainati, dans son réquisitoire contre la biométrie à l’école, souligne également les graves conséquences que peut revêtir l’utilisation de ces technologies auprès des enfants : « […] il n’est pas inutile de souligner que la biométrie opère une modification symbolique et réelle de l’identité d’un individu. En effet, c’est un élément caractéristique de son physique (contour de la main, iris, empreintes digital, ADN) qui devient son identité et non plus son nom. Le nom patronymique est rattaché à la lignée familiale qui à une valeur émotionnelle forte qui conditionne un enracinement social et généalogique, son rétrécissement à un code physique a un sens : celui de la réduction de l’individu à la gestion de la masse. L’école devient donc un vecteur de l’interchangeabilité des êtres humains.... ». [25]

Un avis qui est partagé par le Docteur Dominique Anne JeanPierre, pédopsychiatre : « C’est pendant l’enfance que se forgent la personnalité et l’identité. L’enfant n’est pas un petit adulte, c’est un être en devenir qui, par une élaboration progressive et complexe, apprend à différencier sa réalité intérieure, ses fantasmes et la réalité extérieure, la société dans laquelle il doit s’inscrire de façon originale. Ceci nécessite : - qu’il soit respecté dans l’intimité de son corps et de sa vie psychique intime ; - qu’il puisse s’exprimer et faire l’expérience d’échanges langagiers. […]

Dans le cas contraire, des évolutions pathologiques peuvent facilement s’observer […]. Les atteintes de l’intimité du corps ou de la vie psychique personnelle génèrent des troubles graves de la personnalité : idées de persécutions, paranoïa, perversions, confusion entre le dedans et le dehors et perte du sens de la réalité. ».

Elle considère ainsi que la mise en place de bornes biométriques relève « d’une pratique perverse puisqu’on utilise le corps au lieu de s’adresser à quelqu’un qui porte un nom et qui peut répondre. » Pour ce pédopsychiatre, le verdict est sans appel : « ces pratiques représentent […] un danger majeur pour la santé mentale » des enfants. [26]


[1] En septembre 2008, 248 établissements scolaires ont obtenu l’autorisation d’installer de tels dispositifs.

[2] Cité sur YouPress.fr

[3] Tels que les portiques anti-métaux, alarmes, bornes biométriques ou autres caméras infra-rouge…

[4] La société Alise, qui équipe bon nombre d’établissements scolaires en borne biométrique RCM, préconise ainsi, « pour éviter la prolifération des bactéries après l’identification, […] de placer un distributeur de gel bactéricide à sec après le lecteur. ». Source : http://www.alise.net/toutsurlabiome...

[5] Témoignage produit dans le cadre du recours pour excès de pouvoir exercé par l’APE du collège de Lédignan devant le Tribunal Administratif contre la décision unilatérale du principal du collège d’installer une borne biométrique à l’entrée de la cantine. Mémoire introductif d’instance, 18 octobre 2008.

[6] Biométrie : pourquoi le collège de Carqueiranne renonce, Var-Matin, 13 mai 2009.

[7] « Sécuriser les écoles : un marché porteur mais soumis aux aléas politiques », Les Echos, 24 septembre 2009.

[8] Livre Bleu, première version, Gixel, juillet 2004, page 35.

[9] Les enjeux n’en sont pas moins importants : symbole hautement ostentatoire de la logique carcérale qui gagne les établissements scolaires, ces caméras vont accompagner la suppression des postes de surveillants, alors que leur efficacité reste à démontrer. Cf. en particulier le travail de Tanguy LE GOFF et Eric HEILMANN : « Vidéo-surveillance : un rapport qui ne prouve rien », 2009.

[10] Il s’agit d’un système par lequel un enseignant réalise lui-même le relevé des absences à l’aide d’un lecteur optique et d’une liste de codes barre, chaque code barre se substituant à l’identité d’un élève.

[11] FCPE : Fédération des Conseils de Parents d’Elèves des écoles publiques.

[12] Biométrie dans les cantines scolaires, Gilles Sainati, 22 juin 2009. http://www.faits-et-libertes.fr/sit...

[13] Le 16 juin 2008.

[14] Déclaration de la FCPE 34 au conseil départemental de l’éducation nationale du 2 septembre 2008.

[15] Communiqué FSU, 13 décembre 2005.

[16] Communiqué Sud Education 91, 14 décembre 2005.

[17] Communiqué du Syndicat de la Magistrature, 15 déc. 2005.

[18] Jean Pierre Garnier, sociologue au CNRS, Témoignage écrit, procès contre la biométrie du 20 janvier 2006.

[19] La commune pour les écoles primaires, le Conseil Général pour les collèges et le Conseil Régional pour les lycées.

[20] http://www.ldh-toulon.net/spip.php?...

[21] http://www.ldh-toulon.net/spip.php?...

[22] « Contrôle biométrique : tentative d’élever le débat au procès », Libération, 23/01/2006.

[23] En leur laissant le choix d’utiliser un badge, par exemple.

[24] Audition auprès de la CNIL, 08 mars 2005, http://www.cnil.fr/fileadmin/docume...

[25] Biométrie dans les cantines scolaires, ibid.

[26] Témoignage écrit, procès de Gif-sur-Yvette du 20/01/06