Comment l'âgisme structure la société

rencontres enfance buissonnière Brocéliande - vendredi 23 juillet 2010 matin


Synthèse

La catégorisation par âges occupe dans nos vies une place fondamentale et inaperçue parce que non-questionnée. Elle est pourtant aussi manifeste que celle liée au genre, et produit des dégâts similaires : il est donc légitime de vouloir lutter contre ce système discriminant (qu'on appellera 'âgisme') qui intériorise les normes en place, ancre le système de genre, règle les transmissions de patrimoine, etc... et assure au fond la perpétuation du modèle capitaliste.

Comprendre comment cette catégorisation s'est construite dans notre histoire récente et plus ancienne aide à la questionner. Il ne s'agit pas cependant de vouloir revenir à un âge d'or, ni de nier les aspects positifs des évolutions passées – mais plutôt de réaliser à quel point l'âgisme modèle nos rapports au monde et comment de fait il nous contraint, quel que soit notre âge, à respecter plus ou moins un rôle défini ; et de chercher à inventer les possibilités inédites de rapports sociaux entre adultes et enfants.

Questionner cette catégorisation, tout en prenant en compte les spécificités réelles qu'elle recouvre aussi, c'est peut-être d'abord repenser les moyens par lesquels les enfants – a fortiori les mineur-e-s – pourraient acquérir de nouveau une autonomie véritable et des responsabilités... même si un tel programme se confronte aux peurs qui cimentent l'ordre social en place et qui fondent ses droits spécifiques et ses régimes de protection – qui sont aussi toujours des privations de liberté.

Il s'agit donc, au-delà de nos efforts pour faire évoluer nos pratiques et nos mentalités, au-delà même du partage de ces expériences (et de leurs dimensions politiques déjà), de se demander comment attaquer le système âgiste par une action politique plus large, comment organiser la lutte, quels objectifs premiers lui donner (abolition du statut de mineur, extension du droit commun...) – en gardant à l'idée que ces objectifs ne vaudront pas seulement comme tels, mais aussi comme focus d'une organisation collective qui fera nécessairement en elle-même bouger les lignes, et qui créera ses propres agencements nouveaux (réseaux plus larges, diffusions plus massive, remise en cause plus manifeste d'idées dominantes, etc.)

Il pourrait aussi s'agir pour commencer de chercher des possibilités concrètes pour les mineur-e-s de sortir à la fois de la famille et des institutions, et de porter ces questions à la connaissance de tous et tout particulièrement des plus jeunes ('lettre ouverte aux enfants', publications ou diffusions multimédias émancipatrices à l'adresse des jeunes cf par exemple Teenage liberation guide...)

Déroulé

(je rassemble dans de mêmes paragraphes parfois des interventions isolées, parfois des discussions sur une même question... ça ne rend pas compte de toutes les prises de paroles, et donc pas complètement des divergence de point de vue : qu'on s'en rappelle en lisant certains passages qui ne font pas toujours l'unanimité)

Intro générale

La catégorisation par âges occupe dans nos vies une place fondamentale et inaperçue parce que non-questionnée. Elle est pourtant aussi manifeste que celle liée au genre, et produit des dégâts similaires : il est donc légitime de vouloir lutter contre ce système discriminant qui intériorise les normes en place, ancre le système de genre, règle les transmissions de patrimoine, etc... et assure au fond la perpétuation du modèle capitaliste

Note historique

La construction des classes d'âge est contemporaine des débuts de la scolarisation – cf Philippe Ariès : création des collèges au XVIème et XVIIème siècles, puis des universités – phénomène qui touche d'abord les classes aisées, puis se généralise...et petit à petit, une définition par l'âge de l'identité personnelle s'intériorise et se naturalise : on se définira d'abord par son âge, créant ainsi dans le social un cloisonnement supplémentaire - lié à la transmission des savoirs, et d'une importance considérable dans les rapports de production.

Surenchère

Cette évolution est vécue comme un processus positif. Les rapports scientifiques sur l'évolution cognitive de l'individu viennent corroborer la pertinence des prises en charge spécifiques de l'enfant...

Point nuance

Cette évolution historique du statut de l'enfant a des côtés positifs aussi bien que des côtés négatifs : parallèle avec l'évolution des prisons, où il y a aussi tout de même de meilleures conditions de vie, etc... ainsi les enfants, on ne les frappe plus trop, on les écoute davantage...

De fait il y catégorisation – et donc enfermement dans des catégories particulièrement cadenassées en l'occurrence : un processus pourtant humaniste d'opposition et de séparation enfants/adultes (où les enfants deviennent aussi le capital économique futur de la nation, et l'éducation va dans ce sens)... Alors qu'avant les enfants et les adultes partageaient les mêmes jeux, les mêmes blagues, les mêmes vêtements, les mêmes types de comportements – mais on peut trouver chouette que les enfants aient des vêtements pour eux...

Il faut distinguer catégorisation et spécificités, et voir que face à ces questions de catégories, on peut avoir deux attitudes qui se veulent toutes deux positives : remettre en question la catégorie ou lui aménager des droits spécifiques, un régime de protection, etc... Parallélisme fait avec le féminisme (naturaliste vs pragmatique) – ex. de la loi de parité qui est à la fois une évolution politique positive et un renforcement des catégorie de genre.

Discussion / position passéisme

De même qu'il est difficile d'imaginer ce qu'il pouvait y avoir avant le si vieux patriarcat, de même on ne doit pas chercher à revenir à un âge d'or qui précèderait la création des catégories (qui trouvent déjà des sources dans la Rome antique, avec le système des générations, puis dans la chrétienté – sur ces questions les lumières remplacent juste « dieu » par « la nature », donnant des fondements 'scientifiques' aux postures sociales)...

Il s'agirait plutôt d'inventer un système nouveau (abolissant les catégories mais reconnaissant les spécificités). Le fait de passer par l'histoire pour comprendre comment s'est construite la situation présente est indispensable, mais il faut faire attention à ne pas être pris pour passéistes par nos interlocuteur-ice-s, même quand ce n'est pas notre intention. (controverse sur le fait que les thèses d'Ariès sont aussi controversées.)

Dernier point historique

Évolution du statut de l'enfant parallèle aussi au processus de création de l'état et du système juridique, allant vers la protection de toutes les catégories d'individus ? l'état est lui-même construit comme un reflet du schéma familial paternaliste et souverainiste... et le processus d'infantilisation qui va de pair avec ces protections est général.

Adulte/enfant

Un point considérable sur la question âgiste est qu'on change de catégorie, passant d' opprimé-e à oppresseur-e... la promotion sociale associée au simple fait de grandir est une sacrée carotte (cf aussi l'institution des anniversaires) : en terme de droits la barrière de la majorité surtout, mais aussi quelques miettes avant, et pendant pas mal d'années après, l'accroissement de la considération sociale.

Pourtant on demeure à tout âge coincé dans le système : on est obligé-e de passer d'une catégorie à l'autre, on peut être très déçu-e par ce qu'on y 'gagne' réellement et l'on est en tout cas soumis-e tout autant à la catégorie enfant qu'à la catégorie adulte, à son exigence de responsabilité, de souveraineté, d'autonomie : difficultés (liées au jugement social ?) pour demander de l'aide, être faible, exprimer ses besoins émotionnels, etc... tous fardeaux portés dans l'isolement.

Ce dernier point est peut-être un peu moins vrai pour les femmes ? (cf les vêtements de l'identité adulte masculine qui sont extrêmement coercitifs, dans les gris noirs marron...) - ou alors plus lié à leur accession au rôle de mère...

Nous partageons toutes et tous en tout cas le fardeau adulte du rationnel : on ne peut pas se promener nu ou se mettre à chanter sans être pris-e pour fou dans le jeu social commun.

Désethnocentrage

Dans la tribu Chakma du Bangladesh, il y a eu entre les deux dernières générations un gros changement du statut de l'enfant (auparavant très autonome et responsable dès 4 ou 5 ans), lié à l'obligation nouvelle d'état civil – et qui s'est accompagné de l'apparition de la police et de l'armée.

Autonomie et responsabilité

Souvenir d'enfance d'un ancien : A avait à la fois une certaine liberté et des responsabilités : dans ses temps libres à 6 ou 7 ans il pouvait sans problème aller se balader dans la forêt tout seul à des kilomètres de chez lui... et en même temps, il était responsable d'un certain nombre de tâches à la maison (lapins, poules)...

Plus récemment (il y a une trentaine d'année), on trouvait encore ce genre de rapport en milieu rural, dans les petits hameaux où tout le monde se connaît, par les liens familiaux notamment. C'était possible aussi en ville (sortir chercher le pain etc.)

Aujourd'hui, ça se rencontre encore – ex. d'une école à Paris où l'enfant peut sortir tout seul, en fonction de son ressenti.

Sécurité, peur et confiance

Ce qui a évolué sur les dernières générations : augmentation des risques, de la peur, ou manque de confiance faites aux enfants ? Certainement tout à la fois – et avant tout un rapport social : si aujourd'hui tu fais confiance à ton enfant et que tu le laisses se promener tout seul à des kilomètres de chez lui dans la forêt, quelqu'un risque d'appeler aussitôt les flics.

Ce qui a changé aussi plus généralement, c'est le rapport à la mort : la mortalité infantile ayant énormément baissé, les enfants sont devenus moins nombreux, plus précieux... un rapport qui s'est construit aussi juste après la guerre.

La peur nous prive d'un rapport de confiance, et donc d'un rapport d'épanouissement... cf l'Arrache-coeur de Vian. Si on ne peut changer le rapport au danger, peut-on changer le rapport à la peur ? Cf Continuum concept, et l'attention périphérique de tous les adultes face aux dangers de la forêt amazonienne.

Exemple des communauté Rom = les enfants roms vivent aujourd'hui une expérience très différente et émancipatrice : libres de circuler, ils apprennent seuls à maîtriser leur territoire.

Anecdote du tram

Comment réagir à la demande d'un enfant de 2-3 ans qui voudrait prendre le tram tout seul ?

  • réflexion sur le danger réel / supposé du contexte urbain
  • l'attitude des autres adultes, réprobateurs vs relais collectif possible
  • faute de mieux possibilité de jeu de rôle : on fait comme si il était tout seul
  • question de la quantité de risque (forte probabilité d'un risque faible, vs l'inverse)
  • question du traumatisme comme construction sociale
  • question de la peur du parent transmise à l'enfant

Retour général

Cette question de l'immaturité / l'incapacité et donc d'une protection nécessaire est fondamentale dans le rapport aux enfants. C'est un processus qui s'auto-engendre : les enfants sont incapables de se prémunir eux-mêmes des risques, donc on doit les protéger (protection qui les rend aussi d'autant plus incapables face au risque), donc puisqu'ils sont protégés le risque peut augmenter : ex. de la bagnole qui serait nécessairement beaucoup plus freinée dans une société où l'enfant serait plus libre de circuler librement. La question politique est : comment enrayer ce processus ?

Une ligne de fuite au sein de ce système qui apparaît très verrouillé serait de donner à l'enfant la possibilité de passer du temps sans ses parents, avec d'autres adultes (évidemment hors contexte scolaire, animation etc.).

Par ailleurs puisque le système âgiste est ancré par des dispositifs légaux (droit du travail, élections etc.), lutter pour les faire bouger, même si les objectifs n'ont pas nécessairement d'intérêt en soi, peut contribuer à briser cette image d'incapacité 'naturelle'.

Débat collectif sur le rapport au politique

D'autres catégories d'individus (adultes chômeurs, sdf, etc.) sont aussi discriminés... faut-il pas chercher à 'changer de cadre', chercher des agencements émancipateur dans l'illégalité, plutôt que de chercher à faire évoluer le droit ?

Oui mais est-ce que ce n'est pas seulement de la 'débrouille', des pratiques individuelles (ou même collectives) qui peuvent avoir une dimension politique (si elles se revendiquent comme telles) mais qui se substituent à tort à l'action politique à proprement parler (de même que consommer bio ne remplace pas la mobilisation écologique, rouler à vélo / l'action pour le climat, installer des panneaux solaires / l'action anti-nucléaire, être végétarien / l'action anti-spéciste etc.) ?

Est-ce qu'il ne faut pas commencer par faire évoluer les mentalités ? Les deux dimensions, personnelle et collective, sont interreliées : lutter au niveau politique peut permettre de porter un problème à la conscience commune plus vite que les postures individuelles. Si on attend que le problème soit résolu pour agir, on est pas prêt d'agir. A l'inverse, on peut très bien être âgiste et lutter contre l'âgisme – au-delà de soi et de son entourage.

Est-ce qu'une lutte contre l'âgisme ne remet pas si fortement en question tous les équilibres en place qu'elle reviendrait à faire exploser la société ? La lutte contre l'âgisme n'est pas un faux-nez de la révolution, même si elle peut être susceptible de fragiliser le système... Paralléle avec le féminisme, où l'égalité est acquise en droit mais pas du tout de fait. L'accès au droit ne revient pas à l'abolition de la domination, mais elle y participe.

Est-ce que l'obtention de droits ne s'accompagnera pas d'un contrôle plus grand ? Paralléle avec le droit à l'avortement, synchrone du renforcement du contrôle médical... (Il y a une discussion prévue sur les questions liées à l'avortement.) La légalisation n'empêche pas de poursuivre les pratiques illégales hors contrôle médical. Le contrôle médical n'est pas lié à l'accès à ce droit spécifique, il est général.

Essai de synthèse sur le rapport au politique

On peut distinguer trois niveaux qui ne sont pas incompatibles mais au contraire, coexistent – et au sein desquels chacun peut se situer en conscience :

  • le niveau des pratiques personnelles et collectives, dont la dimension politique n'est pas à dédaigner : lien directs, partages d'expérience, effets médiatiques, justification d'une position théorique par la pratique... (ce niveau d'action politique est légitimé par la prise de conscience de la question âgiste),
  • le niveau légal ou institutionnel, où des évolutions du statut de mineur ou du droit de l'enfant ont lieu d'ores et déjà, et sur lequel on ne peut que travailler aussi (c'est déjà le cas sur le mode critique) – même si la tâche peut sembler compromettante ou désespérée (ce niveau d'action politique est légitimé par son fort pouvoir coercitif multi-âge dans la construction de la lutte collective ci-dessous),
  • entre les deux, le niveau de l'organisation collective des personnes et des groupes au sein d'une lutte, non seulement pour atteindre des objectifs institutionnels ou légaux, non seulement pour faire évoluer encore mieux nos pratiques, mais pour en expérimenter les nouvelles possibilités ouvertes à cette échelle (ce niveau d'action politique se légitime lui-même par l'enthousiasme collectif qu'il procure à ceux qui y participent, par la diffusion plus massive des questionnements qu'il porte, et par ses réalisations concrètes).

Les pratiques que nous menons sont prises dans la société : tout notre être est social. Les agencements que nous inventons dans la marge du système – par des réseaux de familles ou au sein de collectifs locaux – sont intégrés par le système, justement comme sa marge. Ils ne peuvent pas se généraliser tels quels. Il nous faut nécessairement inventer plus collectivement d'autres modèles. Une action politique efficace doit se penser dans la circulation entre ces différents niveaux, qui sont poreux et s'interpénètrent mutuellement à mesure.

Deux propositions d'actions concrètes surgissent à la fin de la réunion :

  • l'écriture d'une lettre ouverte aux enfants (aux mineurs ?) – à publier dans un journal de grande diffusion (S!lence pour commencer ?)
  • une traduction du "Teenage liberation", guide qui explique aux ados américains comment s'autonomiser ("c'est encore de la débrouille ça, grrmmll...")

Puis les discussions informelles se poursuivent par petits groupes...