Éduquer est ignoble
(Traduction du texte de Martin Wilke, Erziehen ist gemein, par Yves Bonnardel ; ce texte a été publié en 1998 sur le site de Kraetzae, collectif berlinois de mineurs en lutte : http://kraetzae.de/erziehung/erziehen_ist_gemein/)
Cher lectrice, cher lecteur, Tu t’apprêtes à lire notre texte fondamental contre l'éducation. Il nous est tout à fait clair qu’il s’agit d’un thème qu’on affronte difficilement. Certaines constatations ou affirmations paraîtront peut-être d'abord assez dures. Mais ayez le courage d'une autre lecture ! Nous essayons d’expliciter tout ce que nous pensons. Nous ne tenons pas la définition de l'éducation dont nous partons dans ce texte pour méchante – comme certains pourraient le penser – et nous ne voulons pas offenser qui que ce soit. Allons !
Nous refusons toute forme d’éducation – y compris sa variante anti-autoritaire. Sous le terme “éducation”, cependant, nous ne comprenons évidemment pas tous la même chose. Pour éviter des malentendus, nous définirons avant tout cette notion.
L'éducation est une activité systématique (intentionelle) et exercée dans un but précis de formation des personnes, le plus souvent jeunes. L'éducation n’est pas "naturellement" présente dans toute communication, dans toute influence, mais seulement si l'un se pose supérieur à l’autre et pense pouvoir ou devoir le tirer vers un objectif. Dans l'éducation on trouve toujours un sujet d'éducation et un objet d'éducation, un tirant et un tiré, l’éducateur et l'élève, un haut et un bas.
L'éducation signifie que des adultes réalisent leur vision de comment doit être un enfant– si nécessaire contre la volonté de l'enfant. L'éducateur essaie de faire en sorte que l'enfant atteigne, en un temps fixé par lui, les buts fixés par lui. Il établit des propositions et des interdictions et s'occupe de leur suivi en employant des moyens coercitifs et la menace. C'est sans aucun doute une forme de la violence. Ainsi, le discours sur une "éducation non-violente" est déconcertant et erroné.
L'éducation ne respecte pas les jeunes personnes. Elle se donne le droit de changer les gens. L’éducateur essaie de réprimer des qualités de l'élève qu’il regarde comme négatives, pendant qu'il veut renforcer les qualités "positives". Il veut décider ce avec quoi l'enfant est en contact. L'éducateur croit qu’il agit dans l'intérêt de l'enfant, de même que les seigneurs coloniaux autrefois aussi croyaient ou affirmaient agir dans l'intérêt des colonisés.
L'éducation est une affaire de manipulation. Un éducateur part de la représentation que les enfants sont malléables. Une telle présentation de “malléabilité” contredit l'esprit d'une démocratie libre. Dans le livre Antipädagogik - Studien zur Abschaffung der Erziehung (L'Anti-pédagogie. Des études pour l'abolition de l'éducation) le partisan de droits des mineurs Ekkehard Von Braunmühl écrit : “le droit d'améliorer d'autres personnes, de les changer, ne peut coexister d’aucune façon avec les idées de tolérance, de respect, de confiance. On ne peut en aucun cas parler de démocratie."
L'éducation est toujours anti-démocratique. Simplement déjà se fixer un but que l'enfant doit atteindre, est non démocratique. L'éducation prétendument anti-autoritaire elle aussi s’exerce dans le but de former de jeunes personnes ; ils doivent devenir particulièrement critiques de l'autorité. L'éducation est toujours pensée du haut en bas – hiérarchiquement.
Deux moyens d'éducation essentiellement sont à la disposition de l'éducateur : la séduction d'une part (le détournement, la duperie, la corruption, etc.) et le chantage d'autre part, donc l'intimidation par la menace et le fait de causer du tort.
L'éducation et son arrière-plan théorique "pédagogique" regardent les enfants comme des objets, comme un matériel humain à former. Cependant les enfants ne sont pas des objets. Les enfants sont des sujets, des êtres vivants autonomes comme toutes les personnes – et cela dès le début. En conséquence, on doit aussi présenter la relation aux enfants. Le fait que des capacités déterminées leur fassent encore défaut (la prétendue capacité d'exécution), ne constitue pas un problème fondamental. Si elles sont dans l’incapacité de faire quelque chose, les personnes âgées ne sont pas "élevées" pour autant, mais au contraire justement on les aide. L'éducation est caractérisée par la manipulation. Dans la pratique, l'éducation signifie souvent que des enfants doivent aller se coucher à un moment choisi par l'éducateur, ne peuvent peut-être pas rencontrer certains amis, doivent dire “Merci” et “s'il vous plaît”, ne peuvent parler que sur invitation, doivent rendre visite à la grand-mère ; ils doivent manger ensemble avec les parents ou au contraire s’en voient interdits pour des raisons éducatives, ils doivent ranger leur chambre d’après les souhaits de leurs parents, se coiffer, s’habiller d’après le goût des parents et se conduire ainsi que les parents le veulent, afin qu’ils fassent bonne impression à la famille et aux connaissances (le symbole de standing que constitue l’enfant bien élevé). Cette énumération peut être continuée à volonté. Ce qui est ici décisif, ce n’est pas si ces actions sont rationnelles ou non, mais le fait qu'aucun choix n'est laissé à l'enfant. D’adultes égaux en droits on n'exige pas tout cela, et cela ne viendrait pas à l’idée de l'exiger.
Mais pourquoi les parents font-ils tout cela ? Est-ce qu’une vie commune égalitaire, libre d’éducation, ne serait pas pour les deux côtés fondamentalement plus agréable ? La folie éducative conforme de beaucoup de parents trouve son origine dans la supposition que les enfants ont besoin d’'éducation. Aussi répandue cette supposition soit-elle, elle est fausse. Beaucoup de gens confondent éducation et apprentissage. L'éducation est organisée par l'éducateur. L'apprentissage est au contraire une activité de l'enfant. Il explore son environnement, prend des informations. L'enfant est le sujet de son apprentissage. Les enfants apprennent – et cela sans qu’on les y contraigne. On ne peut même pas empêcher l'apprentissage, tout au plus peut-on le restreindre, par l'éducation par exemple. Les enfants n’ont pas besoin d’éducation, ils ont besoin d’apprendre; et ils apprennent aussi sans éducation. Que cela ne soit pas seulement théorique, c’est ce que nous indique la pratique de plusieurs familles, dans lesquelles dès le début les enfants ont grandi sans être éduqués.
Naturellement des enfants apprennent aussi avec l'éducation. Ce qu’ils apprennent ainsi avant toute autre chose, ce sont les règles de l’éducation : que les enfants doivent faire ce qu'on leur dit. Qu’en cas de conflit, ce qui compte ce n’est pas ce que l’enfant veut ou pense, mais ce que les éducateurs décident. Les enfants "apprennent" en fin de compte à croire que l'éducation est indispensable. Et ce qu'on croit une fois avoir compris, on ne l’abandonne pas facilement. Ainsi, génération après génération on élève ses enfants - bien que la vie commune recèle la possibilité de relations égalitaires qui renoncent à la tutelle et à la violence.
Pour éviter encore un malentendu possible : renoncer à l'éducation, ne signifie pas de négliger l'enfant et de ne plus du tout se soucier de lui. Les enfants justement petits ne peuvent pas faire encore beaucoup de choses et sont dépendants du soutien des autres. Mais son impuissance et sa dépendance doivent-elles mener à se placer plus haut que l’autre, lui prescrire un but et réaliser l'acquisition de ce but si besoin par l’usage de la force ? Agit-on ainsi avec des personnes âgées, ou bien avec des personnes handicapées ? Et si c’est le cas, est-ce correct ?
Un autre aspect important : les enfants ont-ils besoin de limites ? Les partisans de l'éducation traditionnelle répondent à cette question clairement par "oui", quand les partisans de la variante "anti-autoritaire" disent "non". Les uns et les autres font l’erreur de jeter toutes les limites dans une même bassine. Il y a, en effet, deux sortes de limites qualitativement complètement différentes. Il y a des limites agressives et il y a des limites défensives. On met des limites défensives pour se défendre, pour se protéger des empiétements étrangers (par exemple : "Cela me dérange si tu écoutes de la musique à 3h du matin parce que je ne alors peux pas dormir."). Elles correspondent au principe : "ma liberté s’arrête là où commence celle des autres". Ces limites de légitime défense sont pleines de sens pour une vie commune paisible. Et elles ne contredisent aucunement l'égalité des droits des parents et enfants.
Au contraire on fixe des limites agressives à d'autres personnes pour les protéger, par exemple, "d’elles-mêmes" et les contraindre à leur prétendu bien (par exemple : "Tu ne peux pas écouter de musique bruyante parce que ce n'est pas bien pour toi !"). Les limites éducatives sont des limites agressives. Elles ne peuvent pas être justifiées par le droit de légitime défense. A un niveau social on trouve cette sorte de limites, de façon remarquable, en général dans les Etats dans lesquels les droits des personnes, les droits fondamentaux et les droits citoyens ne sont pas considérés non plus pour des adultes. Les limites agressives ont à voir avec le pouvoir, et non avec le droit (la justice) comme c’est le cas des limites défensives.
L'erreur de la prétendue éducation anti-autoritaire consistait à non seulement supprimer les limites agressives, mais encore les défensives. Les enfants qui ont grandi de façon anti-autoritaire étaient habitués ainsi à ne pas respecter non plus les frontières défensives des autres, ce qui mène à des conflits avec eux. Maintenant, des partisans de l'éducation traditionnelle affirment que la tentative de laisser grandir les enfants plus librement a échoué. Cependant l'éducation anti-autoritaire a échoué non pas à cause des comportements anti-autoritaires à l'égard des enfants, mais parce qu’elle n’a pas su renoncer à l’idée qu'on doit éduquer les enfants. Et à tous ceux qui pensent que les enfants auraient besoin d’eux-mêmes de limites auxquelles pourvoir se heurter, on peut répondre qu’il y a suffisamment de résistances auxquelles se confronter, loin des univers des certificats pédagogiques.
Cependant ne doit-on pourtant pas protéger les enfant ? On ne peut pas nier que la vie présente beaucoup de dangers. C'est valable pour les enfants et comme pour les adultes. D'une part, on peut essayer de minimiser les dangers (il ne faut pas par exemple laisser atteignables les câbles de courant non isolés). D'autre part, on peut proposer du soutien aux enfants dans des situations difficiles, les sauver au besoin et leur expliquer au calme, lorsqu’ils sont prêts à l'accueillir, que les voitures en marche et les fenêtres ouvertes peuvent être dangereuses et comment on peut se protéger des dangers. Tout cela ne se trouve pas en opposition à l'égalité des droits.
Les interdictions ne sont pas compatibles avec le principe ci-dessus exposé, concernant les limites, et elles ne constituent non plus aucune protection efficace, puisque les enfants peuvent expérimenter à tout moment les choses interdites lorsqu'ils sont seuls. Les enfants eux-mêmes ne veulent pas du tout se mettre en danger. Les interdits peuvent provoquer au contraire des réactions par lesquelles les enfants oublient leur propre sécurité, si bien qu'ils se trouvent seulement ainsi réellement en danger. En outre, des interdits ne contribuent pas à la compréhension des situations de dangers.
Fondamentalement, on devrait considérer que la protection ne doit pas mener à une restriction des droits, mais à proposer des moyens de prévention supplémentaires.
Il est compréhensible que des parents se fassent du soucis lorsque leur fille de 12 ans n'est pas encore rentrée à la maison à deux heures du matin. A l’inverse, si beaucoup d'enfants ne reviennent que tard chez eux, c’est qu’ils ont peur de leurs parents. Informer d'avance l'autre ou appeler chemin faisant, adoucirait peut-être l'inquiétude. On peut aussi proposer à l'enfant d'aller le chercher à un endroit convenu ou de payer un taxi. Cependant, on ne réussira jamais à éviter tous les dangers. Conseiller, soutenir, mettre en oeuvre des moyens de prévention, non seulement donne des relations plus agréables, mais se révèle aussi plus efficace que punir, interdire et éduquer.
Dans les relations égalitaires entre parents et enfants, la question ne se pose pas du tout de permettre ou d’interdire quoi que ce soit. Chacun est pris au sérieux avec son intérêt et sa décision. L'autodétermination n’implique pas que chaque décision est rationnelle, ou qu'aucune erreur n'est faite. Ce qui est réfléchi, c’est que chaque personne peut décider pour elle-même ce qu’elle éprouve comme “son bien” ou comme enviable et comment elle se conduit. Les parents n’ont pas à apprécier le mode de vie de l'enfant. Si les parents croient que ceci ou cela serait cependant mieux pour l'enfant, ils peuvent en parler avec lui, lui proposer des renseignements concrets, l'informer des conséquences de ses actes, lui faire des propositions. Il peut bien sûr y avoir des manifestations de sympathie ou d’antipathie envers le comportement de l'enfant dans des situations déterminées, de même qu’entre adultes. Seulement les parents n’ont pas à prescrire à l'enfant ce qu’il a à faire ou à éviter – pas plus en tout cas qu’ils n’ont à le faire entre adultes.
Beaucoup de gens affirment que l'éducation est nécessaire pour inculquer des valeurs. Cependant il est contradictoire de vouloir inculquer des valeurs comme par exemple la non-violence ou la tolérance. En effet, au cas où un enfant ne se comporterait pas dans le sens de ces valeurs, les "éducateurs" devraient dans cette logique se montrer intolérants, et réagir au besoin par la violence (éducative) pour imposer leurs valeurs. Dans les familles égalitaires, les enfants vivent ces valeurs dans la mesure où elles sont vécues par les autres et non parce qu'elles sont inculquées par l'éducation. Ce n’est pas par l'éducation qu’on arrive à ce que les gens acceptent les valeurs démocratiques et leur donnent de l’importance. Si un élève agit tout de même de façon démocratique, cela découle d’expériences qu'il a fait en dehors de l'éducation.
Certains pensent que “l’homme” est mauvais par nature et devrait déjà pour cette seule raison être “mené sur le droit chemin” par l'éducation. Celui qui traite les enfants ainsi, comme s'ils étaient des monstres, doit naturellement compter qu'ils se défendent. Cette résistance est souvent regardée par les penseurs de la théorie du monstre comme de l'agressivité et leur sert de prétexte pour encore plus d'éducation et comme confirmation de leur théorie. La “nature mauvaise” des gens n'est qu'une affirmation gratuite.
Et voici encore une mauvaise nouvelle pour tous ceux qui tiennent malgré tout à l'éducation : avec l'éducation, on atteint généralement le résultat inverse de ce que l'on souhaite. Faire le contraire de ce qui est exigé, c'est souvent l'unique possibilité qu'a l'enfant de montrer qu'il décide de façon autonome ce qu'il fait. Cet effet qu'on appelle l'effet contraire pédagogique peut avoir des conséquences particulièrement graves dans des situations de danger parce que beaucoup d'accidents arrivent justement à cause des interdits. Des informations clairement humaines et concrètes – à la différence d'ordres – ne donnent à l'enfant aucune raison de résister. Dans des conditions éducatives, l'effet contraire peut être au mieux contourné ou réduit lorsque l'enfant ne s'aperçoit pas qu'il doit être éduqué ou lorsqu'on le menace de pires punitions en cas de désobéissance.
Actuellement, en effet, l'éducation est imposée le plus souvent très subtilement, alors qu’autrefois on était battu ou enfermé. Les deux variantes ne sont pas compatibles avec la dignité humaine et les droits fondamentaux de l'enfant à l'autodétermination et au libre développement de sa personnalité. L'éducation, c'est un mélange dangereux de méfiance, d’intolérance, de peur et d’hypocrisie. Des parents qui fondent la relation avec leur enfant sur une telle idée, mettent en danger la possibilité d’une fréquentation basée sur la confiance.
Bien que ni éducateurs ni éduqués ne soient vraiment satisfaits de l'éducation et de ses conséquences, on continue courageusement à éduquer et on exige même plus de “courage”. Souvent par l'ignorance, beaucoup répètent l'erreur de leurs parents et élèvent eux aussi les enfants. Beaucoup de gens pensent que de nombreux problèmes de santé, particulièrement psychiques, ont à voir avec des expériences d'éducation. Et avec ce cercle vicieux qui fait des éduqués de nouveaux éducateurs, rien ne changera probablement tant que rien ne vient s’immiscer dans la transmission de la pédagogie – comme la critique anti-pédagogique.
Des enfants qui vivent de façon égalitaire avec leurs parents, font l'expérience de la non-violence, de la franchise, de la tolérance ; ils sont pris au sérieux et prennent d'eux-mêmes des responsabilités. Des personnes qui ont grandi égaux en droits, expriment clairement qu'ils veulent vivre de même avec leurs propres enfants parce qu'ils sont contents de cette forme de relation.
Si on ne se sent pas à l’aise dans la relation avec des enfants et ne sait pas trop si on agit vraiment sur la base de l'égalité des droits, on peut simplement se demander si on traiterait dans la même situation un ami de la même façon, et si on le trouvait correct d'être traité soi-même de cette manière.
Un refus généralisé de l'éducation ne resterait sûrement pas sans effet sur la société. Nous supposons que la disposition à la violence diminuerait, car des personnes qui vivent l'égalité estimeront probablement mieux les droits et les libertés des autres. L'énergie perdue jusqu'à maintenant dans des luttes pour le pouvoir serait libérée pour de plus belles choses et pour résoudre des problèmes jusqu'ici négligés.