L'apprentissage de la soumission

Extrait de http://offensive.samizdat.net/spip.php?article97


Auteure de "Insoumission à l’école obligatoire" et de "Les Cahiers au feu", l’écrivaine Catherine Baker a réfléchi, dans son dernier ouvrage, à la prison et, plus largement, à l’existence de la punition. Elle explique en quoi le fait d’interroger la culpabilité et l’obéissance revient à s’attaquer au fondement de nos sociétés autoritaires.

Pouvez-vous expliquer pourquoi, à vos yeux, l’école est un lieu d’aliénation ?

L’école est peut-être le maillon le plus fort de notre enchaînement dans la société à l’heure actuelle. C’est à l’école que les gens apprennent à obéir. C’est à l’école que les enfants apprennent qu’il y a le maître et l’inférieur. C’est l’école qui nous apprend une certaine vision de la démocratie. Par ailleurs, on nous explique que c’est là où on apprend la vie en collectivité. Je suis persuadée que la vie collective, de force, pour des petits, ne peut que les amener à perdre toute confiance en eux et en leur individualité. À l’heure actuelle, les discours officiels le disent, on n’a plus la prétention d’apprendre à lire et à écrire aux enfants. Ce qu’on veut, c’est juste les socialiser. Mais socialiser les enfants veut dire leur apprendre qu’il y a des chefs, qu’il y a des faibles... Dans les années soixante-dix, une partie de ces faits avait été soulevée à gauche, la droite ne se préoccupant pas du tout de cette question, à vrai dire. La gauche a eu son mot à dire dans la défense de l’école laïque, gratuite et obligatoire. Ce sont donc les gens de gauche qui ont été les plus heurtés par les deux livres que j’ai écrits sur le sujet.

Vous ne vous contentez pas de dénoncer les abus ou les errances de l’école. Vous vous attaquez au fondement même de cet enseignement de masse des mineurs.

Je ne suis pas contre l’école, mais contre l’école obligatoire. Je rêve d’une école qui soit ouverte à tous et à toutes les classes d’âge. En effet, les classes d’âge aussi me font bondir. La plupart des gens qui n’ont pas mis leurs enfants à l’école ne disait pas « mon enfant n’ira pas à l’école » , mais « mon enfant ira à l’école, s’il veut y aller, quand il le voudra ». Car elle est aussi un lieu de l’oppression d’un adulte supposé savoir, sur celui qui ne sait pas. L’oppression du savoir est une des oppressions les plus ravageuses. On reproduit ainsi le schéma de la domination sociale. Des personnes comme Bourdieu avaient fait ce travail et cette constatation bien avant moi. La promotion sociale n’existe absolument plus aujourd’hui, bien qu’on nous dise sans arrêt le contraire.

En général, on considère l’enfant comme un être inférieur, en formation. L’adulte est supérieur à l’enfant, c’est évident pour tout le monde : cette supériorité est soi-disant naturelle. Pour l’opinion, les enfants n’existent pas en tant que tels. Ils n’existent pas dans le présent, ce sont des êtres futurs. « Un jour » ils seront mais, pour l’instant, ils ne sont pas. Cela m’a toujours heurtée. Un enfant, c’est toujours un « plus tard » : « Plus tard, tu comprendras », « Plus tard, tu feras ce que tu veux », « Plus tard, tu seras libre », etc. Quand on est enfant, on n’est pas seulement vu comme une pâte malléable, mais aussi comme un sous-individu. L’enfant est un projet, un projet de ses parents, de son entourage, de la société. C’est un individu qui subit énormément de pressions. Les enfants ne sont pas reconnus pour ce qu’ils sont, mais pour ce qu’ils seront. Selon que l’on a besoin de cadres dans tel domaine, de techniciens dans tel autre, on va orienter les enfants vers ces filières.

L’oppression que subissent les enfants est invisibilisée car on la décrit comme naturelle, comme vous l’avez rappelé. « Naturelle », de la même manière qu’on a pu décrire comme « naturelle » l’oppression exercée sur les esclaves, sur les ouvriers, etc.

Bien sûr, tout comme l’oppression des femmes, le pouvoir exercé sur les enfants est donné comme naturel. Ce sont des êtres faibles, ignorants, que l’on doit éduquer. Ils sont donc considérés comme inférieurs par rapport aux adultes.

Il y a des sociétés où l’institution scolaire est moins forte et féroce que la nôtre, on sait donc bien que cette oppression supposée naturelle ne l’est pas tant que cela. Prenons l’exemple de nombreux pays où les enfants de cinq ou six ans ont une autonomie totale et un rôle social dans la société. Ainsi, au Sahara, il m’est arrivé d’avoir été prise en stop par une voiture conduite par un enfant de sept ans. On peut comparer les enfants à des esclaves, à la différence qu’ils sont entourés par l’idée de protection. Dans notre société, on est censé protéger les « faibles ». L’enfant étant faible, il a besoin d’une protection. Je ne pense pas qu’on dise cela d’un ouvrier ou d’un esclave. Par contre, les femmes sont également vues comme faibles, comme des personnes à protéger. Cette notion de protection est très intéressante. Il est entendu qu’un enfant de deux mois ne va pas vous dire : « Donne moi une couverture de plus car, cette nuit, il va faire froid ». Il faut penser pour le bébé qu’il aura besoin d’une couverture ou qu’il risque de se blesser avec du charbon rouge. Mais la grande distinction est qu’il faut le faire, non pas parce que c’est un inférieur, mais parce qu’il ne sait pas encore. J’ai reçu récemment des amis d’Angleterre, et au moment de traverser, je leur ai signalé le sens de la circulation, parce que cela ne leur vient pas immédiatement à l’esprit. Avec un enfant, on doit l’avertir des dangers de la même manière qu’avec un ami. Cela va de soi d’être prévenant avec des gens que l’on aime. Ce n’est pas de la protection dont il faut user, mais de l’aide. Le savoir est une très grande oppression, peut-être la plus grande. Quand on dit que les enfants sont insouciants, en fait, on dit qu’ils ne savent pas. Mais les enfants sont très souvent soucieux et malheureux, ils vivent les choses très profondément.

Dans « Insoumission à l’école obligatoire », vous abordez aussi la question de l’appartenance. Est-ce que les enfants appartiennent à quelqu’un ?

Dans nos sociétés, les enfants appartiennent à leurs parents. Mais j’ai connu énormément de personnes, dans les années soixante-dix, qui rêvaient d’aller vivre dans des kibboutz, où les enfants n’appartenaient plus à leurs parents mais au groupe. J’ai également connu des tentatives libertaires de vie en communauté où il y avait quand même cette idée que nos enfants ne nous appartiennent pas, mais en plus atténué que dans les kibboutz, c’étaient plutôt des expériences de partage des tâches éducatives et des responsabilités. De grandes réflexions sont nées de ces expériences. L’idée d’appartenance n’est pas simple du tout. L’idéal, c’est que l’enfant puisse choisir les personnes avec qui il veut vivre. Ce n’est pas forcément avec ses parents. À la vue des conditions de vie qui sont les nôtres dans cette société patriarcale et capitaliste, on ne peut pas demander aux enfants comment ils veulent vivre. Mais les personnes qui ont vécu dans des communautés dans les années soixante-dix, comme c’est mon cas, en gardent de très beaux souvenirs de partage, de solidarité, d’échange éducatif. On parvenait à faire entièrement confiance aux enfants.

Selon vous, peut on éduquer sans enfermer et sans conditionner ?

Il ne faut pas jouer sur les mots. Éduquer signifie conduire étymologiquement. Peut-on conduire un enfant où il le désire ? Peut-on vivre avec un enfant sans exercer une pression sur lui ? Il y a hélas des évidences. Si on vit avec un enfant, on lui transmet notre langue, un certain type de vocabulaire, même notre niveau de langue. Mais on peut élever son enfant vers l’avenir et vers ce qu’il veut. L’éducation telle qu’on la conçoit dans notre société passe aussi par la punition et la récompense, qui permettent d’opérer une pression sur l’enfant pour le manipuler.

L’éducation sans punition fait partie des choses que vous réclamez. Comment est-elle possible ?

Quand je disais, par exemple, qu’on peut espérer conduire un enfant où il veut, on peut comparer cela à l’idée que, si je fais un voyage au Japon, j’espère qu’on va m’éduquer, c’est-à-dire qu’on va m’initier à des choses qui m’intéressent. Mais si l’on entend « éducation » dans le sens de « dressage », alors là, bien entendu, l’éducation devient inacceptable. Le mot « éducation » lui-même est donc perverti, car on peut lui faire dire des choses opposées. L’idée de punition, qu’il s’agisse d’enfants ou de criminels, est évidemment une abjection. Mon dernier livre, Pourquoi faudrait-il punir ?, traite du droit pénal. Je ne vois pas pourquoi on punirait qui que soit, et pas plus un criminel que quelqu’un d’autre, tout simplement parce que ça ne sert à rien : ça ne peut aider ni la victime, ni le criminel, ni la société. J’ai étudié tous les arguments qu’on m’a avancés et je ne vois pas leur utilité. Pire, je vois à quel point cela nous use : nous sommes pourris par cette société de vengeance, qui veut, entre autres, punir l’individu malfaisant. à une malfaisance, au sens le plus large du terme, on en ajoute une autre : il a fait du mal, donc on lui fait du mal ! S’il s’agit d’un individu normalement constitué, lui aussi voudra ensuite faire du mal à celui qui lui a fait du mal. Ça peut durer longtemps et ça fait effectivement des millénaires que ça dure. Malheureusement, je ne pense pas que cela puisse s’arrêter d’un coup. En revanche, on a vu des systèmes s’écrouler ! Il y a des systèmes religieux, des civilisations, par exemple, qui se sont effondrés, et je pense que le droit pénal peut s’effondrer...

On peut poursuivre cette réflexion très intéressante sur la punition, en faisant un parallèle entre l’école et la prison.

L’école est fondée sur la punition, mais on pourrait concevoir une école sans punition ni récompense. Cependant, dans la mesure où nous sommes traditionnellement dans une culture du dressage, et non du partage des connaissances, on s’est mis en tête qu’on ne pouvait rien apprendre aux enfants sans punition. Encore une fois, je pense qu’on pourrait imaginer des écoles non obligatoires qui seraient ouvertes, un peu partout, fonctionnant sans punition. Le caractère obligatoire de l’école participe activement à entretenir la punition comme principe éducatif : les enfants sont obligés de se soumettre, étant donné qu’ils sont obligés d’aller à l’école. Ils ne peuvent pas, par exemple, changer de classe s’ils préfèrent suivre les cours de tel enseignant... À l’intérieur de l’école, les adultes peuvent pratiquement tout se permettre, car les enfants n’ont pas d’autre choix que de continuer à y venir. Je ne blâme pas les enseignants, je n’ai rien contre eux. Certains subissent même des punitions s’ils ne respectent pas le règlement de l’école, avec le système de l’inspection. Par contre, je suis en colère contre un certain nombre de syndicats d’enseignants qui ne cherchent pas à modifier cet état de fait. Pour en revenir à la punition, elle peut prendre plusieurs formes. Celle qui est la moins remise en question est celle qui consiste à dire à un enfant : « Écoute, tu ne veux pas venir en cours : libre à toi, on ne va pas te crier dessus mais, par contre, tu ne passeras pas en classe supérieure, tu n’auras pas ton diplôme ». C’est quand même une des plus grandes punitions et une revanche du corps social sur l’enfance. L’application de la loi et des règles est la même à l’école et en prison. La loi est la même pour tous avant d’entrer à l’école et de pénétrer en prison. On ne demande pas à un détenu incarcéré de respecter la loi française, mais le règlement, c’est la même chose à l’école. Tout lieu d’enfermement obligatoire fonctionne sur ce principe. Que ce soit à l’école, en prison ou dans tous les lieux d’enfermement, on ne peut pas faire de cas particulier pour les individus. Ce qui veut dire qu’on ne vous considère plus comme des personnes, mais comme une masse, et une masse à surveiller. L’école est devenu un foyer de surveillance des enfants qui les laisse rentrer chez eux le soir. S’ils sortent de la norme, ils vont en pensionnat et ne rentrent chez eux que le week-end. S’ils ont un comportement qui sort encore davantage de la norme, ils se retrouvent en foyer d’éducation surveillé, dont ils ne peuvent pas sortir du tout. L’école est un lieu d’enfermement.