L'entreprise mondiale d'exploitation

Christiane Rochefort - "Les enfants d'abord" (chap.1), 1975


« Oh, ma mère, pourquoi m'as-tu donné la vie?» JÉRÉMIE

La mécanique du jeu

Le monde où nous naissons - la société industrialisée - est, et ne cherche même plus à cacher qu'il est, une Entreprise mondiale d'exploitation des choses, bêtes, et gens, par un petit nombre de personnages, dont certains sont même connus par leur nom (exemple : Paul Getty, « l'homme le plus riche du monde », devenu célèbre à la suite de l'enlèvement de son petit-fils et de son refus de payer la rançon), tous adultes, mâles, et blancs (à part quelques Japonais mais ils ont beaucoup blanchi à l'air des Hilton hôtels), qui, à force d'éliminer les plus faibles, ont concentré et concentrent sans cesse davantage dans leurs mains les biens et les pouvoirs.

Ces personnages sont l'aboutissement logique de la mécanique des rapports de compétition et domination, enclenchée dans les sociétés patriarcales.

Bien qu'ayant conservé une forme à peu près humaine, ils sont en train de devenir aujourd'hui une force aveugle, une abstraction régnante, un grand ordinateur servi par des vestons interchangeables. Cette Force Aveugle avance droit devant elle comme un bulldozer, en s'emparant de tous les matériaux et de toutes les énergies terrestres, qu'elle exploite à son profit afin d'avancer encore et dévorer des énergies, afin d'avancer encore.

L'énergie humaine est, pour l'exploitation, la plus nécessaire et précieuse, car seule elle peut obtenir les autres énergies, et les domestiquer.

Mais cette énergie est aussi la plus difficile à contrôler : ces humains sont qualifiés au point d'être capables d'autonomie, de conscience, d'imagination, et éventuellement de résistance. Ce qui rend leur exploitation malaisée. On doit les traiter avant utilisation, et les amputer de ces malencontreuses propriétés. Cela, le plus tôt possible. Sur l'individu grand et ayant acquis du jugement c'est trop tard. Comme le cancer, la conscience doit être opérée à son début. Il faut intervenir sur le petit enfant, faible et sans méfiance.

L'opération consiste à lui sauter dessus à l'arrivée, profitant de ce qu'il est sans défense pour, lui ayant montré qu'il a affaire à plus fort que lui, l'immobiliser, l'isoler, et lui faire comprendre qu'il dépend pour sa vie d'un bon vouloir extérieur qu'il doit se concilier. On usera le temps où il est réduit à l'impuissance pour lier ses énergies et ses désirs, et on lui imposera un statut de dépendance légale, économique, institutionnelle, de sorte qu'il ne quitte le berceau que pour la laisse, qu'il chérisse sa laisse, et ne la quitte par la suite que pour le « libre » consentement à l'exploitation.

Bien que la Force Aveugle soit par essence violence, et génératrice d'hommes violents, que ses servants entretiennent un affectueux commerce avec la mort qui tant leur ressemble, et n'hésitent devant aucun massacre profitable, le « libre » consentement à l'exploitation est, pour la bonne marche de l'Entreprise, techniquement préférable, et plus économique. Le volontariat aveugle, et si possible heureux, est appelé, sauf accident, à prendre le relais de la contrainte nue. Plus besoin de crever les yeux de l'esclave, il les fermera.

De toute façon, si jouissif que ce soit pour les zélés servants de la Machine de faire de la bouillie avec des populations rétives, un minimum de consensus à la base est indispensable, sinon tout péterait.

Le consensus se forme premièrement dans la famille.

Définie en termes d'Entreprise, la famille, institution sous contrôle, est une petite unité produisant, par un moyen artisanal, (on n'en connaît pas d'autre pour le moment), non pas des enfants, mais un certain modèle d'humain, propre à assurer, comme exploité en général, et comme exploiteur pour quelques exemplaires sélectionnés, la continuité et l'expansion de l'Affaire.

La fonction des parents, en termes d'Entreprise, est d'élaborer, à partir du matériau brut enfant, le modèle domestiqué, conforme à la demande.

Et statistiquement, ils le font. La preuve : l'Entreprise continue de marcher. S'ils n'exécutaient pas la commande sociale, le truc se casserait la gueule aussi sec. En une génération.

Les parents au piège

Ils le font, parce qu'ils ont déjà été eux-mêmes traités, par des parents qui l'étaient également, par leurs parents, traités. C'est une longue Histoire, une chaîne sans fin. Naturellement, ils ne ressentent pas les choses ainsi. Car ils ont été traités à les ressentir autrement : comme leur « tendre devoir ». Ils éduquent, forment, contrôlent leurs enfants, par amour et pour leur bien (« C'est pour ton bien »), et leur protection. Ils désirent généralement leur bonheur, et sont persuadés de le faire en les intégrant dans la société, qu'ils ne mettent pas en question, et dont ils sont les outils inconscients. Ils ne savent pas que l'éducation est politique. Ils croient que c'est une affaire privée. Si on leur disait qu'ils sont des outils inconscients qui exécutent une commande sociale, ce serait un massacre. Papa, sais-tu pour le compte de qui tu t'efforces de faire de moi un mouton? Maman, sais-tu pour le compte de qui tu t'échines à faire de moi la victime consentante que tu as été toi-même?

« Petit insolent, c'est comme ça qu'on parle à son père! »

« Entendre ça, après tous les sacrifices! »

Telles seraient vraisemblablement les réponses, au cas où un enfant oserait aborder un tel sujet en famille.

Comment pourraient-ils ouvrir les yeux sur une réalité qui frapperait de nullité leur vie entière et leurs œuvres, et anéantirait l'illusion qu'ils ont d'être des personnes? Mais s'ils sont piégés alors ce n'est pas leur faute ils sont victimes aussi!

Point d'ordre

On se placera résolument, ici, au point de vue des « enfants ». Cela pour raison d'urgence : il faut passer les enfants d'abord, comme dans les naufrages. Parce que naufrage il y a. On doit s'accrocher fermement à ce point de vue, auquel apparemment on n'est pas habitué. Certainement les parents sont victimes aussi. Mais on ne peut pas analyser ensemble parents et enfants : ce ne serait plus une analyse, ce serait une discussion, une litanie de « Oui, mais ... », ne menant à rien. C’est un fait d'expérience que lorsque dominé et dominant discutent ou sont étudiés ensemble, le dominant domine, et on se retrouve au même point. En analyse d'oppression la méthode est chacun son tour, et à part. L'opprimé d'abord.

Mais, pour négocier le virage côté enfants, si difficile à prendre, et éviter les interventions défensives qui empêcheraient toute lecture, on va donner, au préalable et à part, un rapide condensé de la condition des parents dans nos sociétés. Ainsi verra-t-on mieux l'ensemble du décor, qui est d'une éprouvante complexité.

Il sera plus facile ensuite de se maintenir, sans loucher, dans l'optique choisie, celle des personnes appelées enfants.