Le maître ignorant (première leçon)

Premier chapitre du livre de J.Rancière publié en 1987 :“Le maître ignorant, cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle” agrémenté de photos et d'extraits de "En rachachant" court-métrage de 1982 de J.M Straub, D.Huillet d'aprés un conte de M.Duras.

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Présentation

  • Le maître : Et comment comment l’enfant Ernesto envisage t-il d’apprendre ce qu’il ne sait pas encore ?

    Le père et la mère : Tiens, mais c’est vrai.

    Ernesto : En Râ-cha-chant.

Le texte qui suit reprend intégralement le premier chapitre du livre de Jacques Rancière publié en 1987: “Le maître ignorant, cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle”.

Les photogrammes et dialogues avec lesquels nous l’avons monté sont extraits du film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub: “En râchachant” (1982), adapté d’un récit de Marguerite Duras.

  • Ernesto : Je ne retournerai plus à l’école.

    La maman : Pourquoi ?

    Ernesto : Parce qu’à l’école, on apprend des choses que je ne sais pas.

    Le papa : Tiens.


Extrait

Une aventure intellectuelle

En l’an 1818, Joseph Jacotot, lecteur de littérature française à l’université de Louvain, connut une aventure intellectuelle. Une carrière longue et mouvementée aurait pourtant dû le mettre à l’abri des surprises: il avait fêté ses dix-neuf ans en 1789. Il enseignait alors la rhé- torique à Dijon et se préparait au métier d’avocat. En 1792 il avait servi comme artilleur dans les armées de la République. Puis la Convention l’avait vu successivement instructeur au Bureau des poudres, secrétaire du ministre de la Guerre et substitut du directeur de l’École polytechnique. Revenu à Dijon, il y avait enseigné l’analyse, l’idéologie et les langues anciennes, les mathématiques pures et transcendantes et le droit. En mars 1815 l’estime de ses compatriotes en avait fait malgré lui un député. Le retour des Bourbons l’avait contraint à l’exil et il avait obtenu de la libéralité du roi des Pays-Bas lité des intelligences dans la plupart de ses écrits, notamment dans ce poste de professeur à demi-solde. Joseph Jacotot connaissait les lois de l’hospitalité et comptait passer à Louvain des jours calmes.Le hasard en décida autrement. Les leçons du modeste lecteur furent en effet vite goûtées des étudiants. Parmi ceux qui voulurent en profiter, un bon nombre ignorait le français. Joseph Jacotot, de son côté, ignorait totalement le hollandais. Il n’existait donc point de langue dans laquelle il pût les ins- truire de ce qu’ils lui demandaient. Il voulut pourtant répondre à leur vœu. Pour cela, il fallait établir, entre eux et lui, le lien minimal d’une chose commune. Or il se publiait en ce temps-là à Bruxelles une édition bilingue de Télémaque. La chose commune était trouvée et Télémaque entra ainsi dans la vie de Joseph Jacotot. Il fit remettre le livre aux étudiants par un interprète et leur demanda d’apprendre le texte français en s’aidant de la traduction. Quand ils eurent atteint la moitié du premier livre, il leur fit dire de répéter sans cesse ce qu’ils avaient appris et de se contenter de lire le reste pour être à même de le raconter. C’était là une solution de fortune, mais aussi, à petite échelle, une expérience philosophique dans le goût de celles qu’on affection- nait au siècle des Lumières. Et Joseph Jacotot, en 1818, restait un homme du siècle passé.(...)