Les enfants n’ont pas d’autres besoins que nous

John Holt - Chapitre 15 (pages 115 à 119) de S'évader de l'enfance, 1976 pour la traduction


Ceux qui croient qu’ils comprennent les enfants et n’ont d’autre but que de prendre leur défense parlent souvent d’eux d’une façon à laquelle je souscrivais autrefois, mais que je trouve de plus en plus imprécise, sentimentale ou carrément inappropriée. Ils nous disent que l’enfant a “le droit d’être un enfant”, “le droit de vivre son enfance”. Ils disent aussi que l’enfant a “besoin de temps pour grandir” ou qu’il doit vivre dans un “monde enfantin” afin de se sentir “un être humain comme les autres”. Ils parlent aussi de ceux qui tentent de “détruire l’enfance” ou de la “voler aux enfants”.

Ce qu’il y a de faux, dans ces propos et ces idées, c’est qu’une bonne partie de ce qu’ils impliquent, quant aux enfants et à l’enfance, est un tissu d’a priori et que ce qui est exact serait tout aussi vrai des adultes que des enfants. Tous, jeunes ou vieux, nous avons besoin de ce dont on nous dit que les enfants ont besoin. Et dans la mesure où leur société, leur civilisation, refuse aux adultes que nous sommes la satisfaction de ces besoins, les enfants sont inévitablement soumis à la même privation. Quand nous disons des besoins des enfants, comme de leurs vertus, qu’ils n’appartiennent qu’à eux, nous les dévalorisons partiellement ou totalement. Pis : nous faisons en sorte que ces besoins ne soient pas satisfaits. En effet, toute la sentimentalité, tout le prêchi-prêcha du monde n’obtiendront pas qu’une société assure à sa jeunesse une meilleure qualité de vie qu’aux adultes. Nous nous mentons à nous-mêmes si nous croyons qu’il est possible d’assurer aux enfants ce qui nous fait si cruellement défaut à nous.

« Une monde enfantin. » « Vivre son enfance. » « Avoir le droit d’être un enfant. » Ces formules sous-entendent manifestement que l’enfance est une période de la vie, une expérience très différente du reste de l’existence et qu’elle est (ou du moins devrait être) l’âge le plus heureux. Or elle ne l’est pas, et nul ne s’en rend mieux compte que les enfants eux-mêmes. Les enfants veulent devenir adultes.Tandis qu’ils grandissent, ils veulent, du moins à certains moments, se trouver parmi des adultes du genre heureux de l’être, de ceux qui pensent que progresser dans la vie est une aventure, une sorte d’exploration, et non pas le fait d’être chassé de quelque jardin d’Eden. Ils ne souhaitent pas s’entendre dire par leurs aînés, comme le font si souvent les membres de l’Alternative School Movement , par exemple: “Vous êtes à l’âge heureux; nous voulons le préserver à votre intention et empêcher la malice du monde de vous le gâcher.”Quel discours pourrait être plus décourageant ? Qu’on le veuille ou non, en effet, il faut grandir. Et il est plus agréable de penser que ce qui est devant vous vaudra la peine d’être vécu. C’est donc cela que les aînés devraient leur dire. Ils souhaitent un message du genre de celui que mon meilleur ami m’a envoyé pour mon trentième anniversaire : “Le plus beau est encore à venir !” Cet ami avait raison, et c’est toujours ainsi que j’envisage les choses.

Des jeunes aux alentours de la vingtaine m’ont souvent dit qu’à leur sortie des écoles, ils voulaient “travailler avec des enfants”. Quand je leur demande pourquoi, ils répondent des choses telles que : “Parce que les enfants sont honnêtes, ouverts, parce qu’avec eux on peut être soi-même, on n’a pas à mentir, à flatter ni à se donner un genre, on peut même montrer ses sentiments.” Bref, on peut être soi-même comme un enfant. En réalité, ce tableau n’est pas le vrai portrait de l’enfance; même entre eux, les enfants ne sont généralement pas comme ça. Des enfants de cinq ans et moins peuvent être, comme n’importe quel adulte, fermés, sur leurs gardes, retors, calculateurs, soucieux de ne pas montrer ce qu’ils pensent, bref, des diplomates qui ne font rien, même pas rire ni sourire, si ce n’est pour en tirer un avantage quelconque. La première année primaire, voire l’école maternelle , comportent, comme toute société humaine, leur hiérarchie du poulailler, leurs groupes acceptés et rejetés, leurs angoisses, leurs solitaires qui meurent d’envie que les autres les trouvent sympathiques et qui se demandent pourquoi tel n’est pas le cas. La vie sociale des enfants, même très petits, n’est guère différente de celle de leurs aînés. Non, le “monde enfantin” n’est pas le paradis que l’on prétend.

Malgré tout cela, la compagnie des enfants peut être très intéressante, encourageante et rafraîchissante – en même temps qu’épuisante, d’ailleurs - . Il n’est pas difficile de voir pourquoi, déçus et rendus amers par leurs propres études et par ce que le monde leur a appris, des jeunes peuvent avoir envie de boire l’espoir et la santé à la source de l’enfance. Mais, comme je le leur dis parfois, il faut alors que ce soient eux qui “paient” les enfants avec qui ils travaillent, et non le contraire. Il m’est arrivé de demander à ces jeunes gens ce qu’ils savent , ce qu’ils peuvent faire, quelles connaissances ou quel savoir-faire ils ont à partager, qui puissent intéresser, voire captiver, les enfants de sorte que ceux-ci viennent à eux de leur plein gré. Parfois, ils répondent quelque chose d’intéressant; trop souvent, ils ne savent que répondre. Comme l’instituteur le plus conventionnel, le jeune qui désire “travailler avec les enfants” a besoin que la société lui fournisse, pour ce travail, un auditoire d’enfants contraints et forcés.

“Le droit d’être un enfant” est une formule très courante. A l’entendre, on dirait que, quand un enfant fait certaines choses, il est “vraiment un enfant”, alors que quand il en fait d’autres, il n’en serait pas un. En réalité, selon les circonstances, l’enfant est énergique, gai, triste, irrité, absorbé, vif, las, effrayé ou révolté. Mais, dans tous les cas, il reste un enfant. Lorsque j’étais moi-même à l’âge où l’on grandit, certaines personnes et certains événements me donnaient du plaisir, de la confiance et de la force, tandis que d’autres me rendaient las, angoissés et peureux. A l’époque comme aujourd’hui, je souhaitais avoir davantage de bonnes choses et moins de mauvaises. Mais rien de tout cela n’évoque pour moi quelque chose comme « le droit d’être un enfant ». Durant mon enfance, j’étais un enfant. Qu’aurais-je pu être d’autre ?

“Avoir le droit de vivre son enfance.” Sur un certain plan, cette formule est indéniable, mais simplement parce qu’elle est une évidence première. A tout âge, nous vivons cet âge. Il va sans dire que ceux qui ont recours à cette formule entendent par là autre chose que ce truisme. Ils veulent dire que l’enfant a le droit de faire certaines choses, tandis qu’on lui évite, ou lui interdit, d’en faire d’autres. Cela signifie que les adultes décideront, sans demander aux enfants ce qu’ils en pensent, que certaines expériences sont bonnes et d’autres mauvaises pour eux. Pour l’enfant, cela signifie que les adultes feront tous les choix à sa place, puis le “laisseront” agir comme ils l’auront décidé, autrement dit l’obligeront à agir ainsi. Or, plutôt que de veiller à ce que tous les enfants fassent exclusivement les expériences que nous jugeons bonne pour eux, je suggérerais de mettre à la portée des enfants, comme de tout le monde d’ailleurs, l’éventail le plus large possible d’expérience (sauf celles qui nuiraient à autrui), puis de les laisser choisir celles qu’ils souhaitent faire.

“Donner aux enfants le temps de grandir.”En un certain sens, ces mots sont dépourvus de toute signification : comment quelqu’un pourrait-il donner du temps à quelqu’un d’autre ? Nous pouvons éviter de prendre le temps d’autrui ou de le lui en faire perdre, mais nous ne pouvons pas lui en donner. Du reste, l’enfant grandira, que son entourage lui “donne” du temps ou non. Si nous voulons qu’il grandisse non pas seulement par le nombre des années, la taille et la force, mais aussi pas la compréhension, la conscience, la bonté, la confiance, les compétences et la joie, ce n’est pas du temps qu’il lui faut pour faire les expériences qui l’aideront à acquérir ces autres qualités. D’autre part, il a besoin du droit d’éviter et de fuir les expériences qui ont l’effet contraire, expériences qui ne sont que trop courantes dans l’existence de la plupart des enfants : celles de la terreur, de l’humiliation, du mépris, de l’angoisse constante, de la tromperie, du manque de confiance, du refus de choisir, de la manipulation arbitraire, bref, d’une vie sinistre, au cours de laquelle ils sont les perdants à chaque occasion. Cela dit, nous en avons besoin tout autant que lui, et à un point tel que l’absence de ce droit nous rend malade.

Enfin, on nous dit souvent que l’enfant a besoin de se sentir traité en être humain à part entière. Oui, mais qui de nous, quel que soit son âge, n’a pas ce besoin ? Peut-être cette formule signifie-t-elle, du moins pour une part, que les enfants ne doivent pas se sentir constamment jugés selon des critères arbitraires. Mais ce droit appartient à tout le monde! “Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés.” Cette parole de Jésus signifie que nous pouvons juger les actes de notre prochain, mais non pas ce dernier, l’homme étant inconnaissable et nul n’ayant le droit de ramener à une étiquette, à un chiffre ou a un rang dans la hiérarchie du poulailler, la plénitude et le mystère d’un être humain, comme le font si souvent nos enseignants, nos organisateurs de tests et nos psychologues. Nous avons tous les droits de penser que nous ne nous confondons pas avec ce que d’autres (y compris les experts) disent que nous sommes : un représentant de telle race, de tel type physique, de telle profession, de telle catégorie économique, de telle fonction, de tel quotient d’intelligence ou de tel profil de personnalité, mais qu’il existe une essence beaucoup plus vaste, plus secrète et plus importante. Et l’on se fait illusion si l’on croit que, même si ce droit nous est refusé, il peut être donné d’une façon ou d’une autre aux enfants, autrement dit qu’ils peuvent avoir le droit à leur dignité et à leur identité unique et inviolable quand personne d’autre ne le possède.