Un plaidoyer contre l’éducation auti-autoritaire et toute autre forme d’éducation
(Extraits de Benjamin Kiesewetter, "Ein Plädoyer gegen antiautoritäre und jede andere Erziehung" (Un plaidoyer contre l’éducation auti-autoritaire et toute autre forme d’éducation), paru dans Die 68er – Warum wir Jungen sie nicht mehr brauchen (Les Soixante-huitards – Pourquoi nous autres jeunes n’avons plus besoin d’eux), Berlin, Stiftung für die Rechte zukünftiger Generationen, 1998. Publié également dans la revue Regenbogen (Arc-en-ciel) n°23, de février 1998, du groupe Kraetzae, collectif berlinois de mineurs en lutte : http://regenbogen.kraetzae.de/. Traduit par Yves Bonnardel.)
« Beaucoup d’adultes croient aujourd’hui que l’idée de relations plus libres avec les enfants a “malheureusement” fait faillite. La tentative de laisser grandir les enfants sans interdits ni punitions aurait donné des humains désorientés ou même égoïstes, asociaux, qui n’arrivent pas à se débrouiller avec leur propre vie. Et avant tout, la pratique de la vie commune entre parents et enfants aurait montré qu’on ne s’en sort pas sans autorité éducative. Je pense avoir décelé là une faute de raisonnement. Une thèse fondamentale de cette contribution est que l’éducation anti-autoritaire n’a pas fait faillite à cause des comportements anti-autoritaires, mais parce qu’on a gardé l’idée qu’il faut continuer à éduquer les enfants. J'ai réduit ma contribution à cet ouvrage à certaines thèses et explications : L’éducation est dans son essence une affaire profondément antidémocratique et manipulatoire, et c’est valable aussi bien pour l’éducation anti-autoritaire que pour toute autre forme d’éducation autoritaire. L’alternative n’est pas une tout autre éducation, mais l’égalité entre parents et enfants. Ce qui signifie l’abolition de l’éducation. Un coup d’oeil dans le dictionnaire Bertelsmann trahit : “Education, activité méthodique visant à former les jeunes gens”. Le pédagogue Dilthey complète : "Sous la notion d’éducation, nous comprenons l'activité systématique par laquelle les adultes forment la vie morale de ceux qu’ils élèvent". L’éducation est donc “méthodique”. Cela signifie qu’il s’agit d’une influence ciblée, volontaire (intentionnelle). Education signifie que l’éducateur fixe un but à l’élève, auquel celui-ci doit parvenir (ou vers lequel il doit être tiré). Il s’agit d’un exercice du pouvoir du haut vers le bas : il y a toujours un sujet et un objet de l’éducation – un éducateur et un élève. Contrairement à la notion d’apprendre, l’éducation s’adresse non pas principalement à la raison de la personne éduquée, mais à la “vie de son âme” : elle se donne pour tâche de former son caractère, sa volonté, son sentiment, sa psyché (en allemand : son âme). On ne peut parler d’éducation que lorsque l’un veut convertir l’autre à ce qui est bon et ce qui est juste, lorsque l’autre doit se changer (et non seulement son opinion). L'éducation signifie le plus souvent pour l'élève la contrainte, parce que, qu’il le veuille ou non, l'enfant doit faire ou devenir quelque chose. C’est souvent imposé par la séduction ou la violence (le pouvoir en tout cas) physique et avant tout morale. L'éducation signifie la contrainte pour l'élève, même si tout semble se passer dans la joie et l’acquiescement, parce que l'enfant connaît très bien ce qui le menace implicitement s’il ne collabore pas. Fondamentalement, l’éducation signifie ne pas accepter l’enfant dans son être, ne pas le respecter ni le tolérer, mais vouloir le changer (ou : “l’améliorer”). Il en résulte que l’éducation est une pratique intolérante et avant tout anti-démocratique. Les droits fondamentaux à l'autodétermination et à la participation (cogestion) font partie indissolublement de la démocratie. Ces droits fondamentaux sont ignorés par l'éducation. Aussi ce mot d’éducation ne devrait-il pas être remis à l’honneur et utilisé dans un sens d’égalité des droits, parce qu’il sert jusqu’à présent à masquer avec succès l’abus de pouvoir des parents (ou des professeurs) à l’égard des enfants. Il est important d’expliciter cela et de veiller qu’à l'avenir l'éducation cesse d’être synonyme de "ce qui est bon pour des enfants".
La contradiction interne entre une conduite à la fois anti-autoritaire et éducative a entraîné une confusion et une position illogique des parents soixante-huitards. Ces derniers ont certainement beaucoup fait pour instaurer de meilleures relations entre parents et enfants. Bien qu’on dise aujourd'hui que l'éducation anti-autoritaire a échoué, beaucoup d'idées de cette époque-là se retrouvent pourtant partout et ont été reprises dans des pratiques. L'éducation anti-autoritaire a échoué seulement dans sa globalité. Cependant l'idée de l'éducation anti-autoritaire est en soi contradictoire. En conséquence de quoi, beaucoup de relations actuelles enfant-parents sont basées sur une confusion entre une position de partenaires, des tentatives d'éducation subtiles et des luttes de pouvoir évidentes, au sein desquelles ni enfants ni parents ne se sentent bien.
Comme dans bien d’autres domaines les soixante-huitards se représentaient tout autrement la façon dont ils voulaient se conduire avec les enfants, que ce qu’ils ont fait et font réellement. La raison de cet échec n’est pas que les soixante-huitards ont trahi leurs idéaux. Ce n’est pas non plus une compréhension soudaine qu'on ne peut pas traiter les enfants sans interdictions et punitions qui a fait échouer le projet. C'est la contradiction entre un comportement anti-autoritaire qui soit simultanément éducatif – un malentendu qui n'a pas été analysé correctement jusqu'à présent. Cependant, l'échec de l'éducation anti-autoritaire n’a pas eu comme conséquence que les parents soixante-huitards reviennent à cette éducation autoritaire qu'ils devaient continuer de supporter eux-mêmes chez leurs propres parents. La plupart des parents soixante-huitards ont un point de vue très illogique sur l’éducation. Il existe, certes, croyance bien établie qu'on doit éduquer les enfants, que l'éducation anti-autoritaire a échoué et que nous avons besoin de nouveau de limites éducatives. Mais comment chacun doit être éduqué, personne ne le sait exactement. Souvent ça reste indécis : comme ci, comme ça.
La réponse correcte, conséquente et logique à la pédagogie traditionnelle n’est pas une réforme de la pédagogie (“pédagogie douce”: Reformpädagogik) mais le refus de la pédagogie (l'anti-pédagogie, Antipädagogik). Beaucoup de gens croient réellement qu’il n'est pas du tout possible de ne pas éduquer. Ainsi, ils assimilent le refus de l’éducation à l’éducation anti-autoritaire. Pour eux, le refus de l’éducation est une éducation alternative. C’est comme si on présentait un antifasciste comme une variante de fasciste !
C’est au sujet des limites que la comparaison entre pédagogie, pédagogie douce et refus de l’éducation montre à quel point il y a malentendu : “les enfants ont besoin qu’on leur fixe des limites” était l’un des slogans – si pas le plus décisif – de la pédagogie des années 1990. Il s’agissait naturellement d’une réaction aux années soixantehuitardes, où l’on disait que les limites restreignaient le développement des enfants. Ce débat pédagogique sur les limites (un euphémisme d'ailleurs pour : "interdictions" ; cela passe mieux dans la discussion) a été mené à un niveau très plat et sans distinctions. Il y a des limites qu'on fixe (agressivement) à l’autre, et il y a justement des limites qu'on fixe (de façon défensive) pour se protéger soi-même. Cette distinction n'est pas prise en compte. Par exemple la phrase suivante ressortit de limites défensives : "Ne fais pas de bruit, s'il te plaît, si tu reviens tard à la maison, afin de ne pas me réveiller." Celle-ci également : "Laisse-moi seul / Va-t-en, s’il te plait, de ma chambre.” Fixer de telles limites ressortit du simple droit de légitime défense de chaque personne, elles sont légitimes dans un cadre démocratique : chaque personne a le droit de se défendre en cas de nécessité. Par contre, dans ce cadre démocratique, personne n’a le droit de fixer des limites agressives à autrui.
Maintenant, il est très intéressant de noter que toutes les limites éducatives sont des limites de type agressif, car aucune limite pédagogique n'est justifiée par le droit de légitime défense. Au contraire, de telles limites sont fixées à fin de protéger d'autres personnes "d'elles-mêmes ", de les contraindre pour leur propre bien. La personne qui fixe les limites fait dans ce cas comme si elle savait mieux que l'autre ce qui est “pour son bien”. Logiquement elle utilisera son pouvoir pour imposer son opinion justement contre la volonté de la personne pour le bien de laquelle elle oeuvre. Ce procédé, grâce auquel les enfants peuvent merveilleusement apprendre combien la violence permet de réaliser ses souhaits, est la réalité partout où des gens partagent le présupposé qu’ils devraient élever d'autres personnes. La question qui préoccupe toute personne engagée dans l’éducation est : “Comment vais-je influer sur l'enfant afin qu’il devienne tel que je me le représente ? Il y a des objectifs éducatifs et des moyens pégagogiques, qui s'écartent considérablement l'un de l'autre. Dans le sillage du changement de la fin des années 60 le but éducatif a été changé tout simplement en son contraire. Si on alléguait avant que les enfants devraient être sages, adaptés et obéissants, désormais on parlait de l’"éducation à la pensée critique", le but devenait le "citoyen majeur", autonome, qui ne devait pas rester coincé et devait être solidaire des autres. Dans le sillage du changement, on ne devait pas non plus rester sur les moyens d'éducation traditionnels. Si auparavant les enfants étaient récompensés presque automatiquement s'ils se comportaient comme souhaité et punis sinon, on renonçait désormais aux récompenses et punitions dans les familles des intellectuels de la nouvelle pédagogie. Fondamentalement, cela ne changeait rien du tout. L'éducation était toujours caractérisée qualitativement par une pensée hiérarchique : les éducateurs fixent à leurs élèves des objectifs (désormais anti-autoritaires), qu’ils vont obtenir d’eux par des procédés (désormais anti-autoritaires). Cependant l'éducation reste l'éducation. Du point de vue des limites, cela signifiait : puisque il ne s'agissait pas prioritairement d’instaurer des relations égalitaires (avec des règles démocratiques) avec les enfants, mais d'atteindre les (nouveaux) objectifs fixés aux enfants, on renonçait non seulement aux limites éducatives, mais encore aux limites de légitime défense. Pour que les enfants deviennent ce qu’on voulait qu’ils deviennent, on considérait comme un principe d'éducation l’absence de limites. C'était l'erreur. En effet, dès que ce principe éducatif venait à échouer, on revenait à l’imposition de limites pédagogiques. L'alternative n’était pas même entrevue, qui consistait à accepter les enfants comme des égaux à qui on pose des limites seulement si on se sent soi-même limité, et de la part desquels on se laisse poser des limites de la même manière. Au lieu de cela, on s'étonnait de ce qu'autant d'enfants ayant grandi de façon anti-autoritaire aient des difficultés à accepter les limites (défensives) des autres.
En restant en panne dans la position de principe "éducation", les prémisses émancipateurs de 68 n'ont pas porté leurs fruits. Le cercle vicieux de l'éducation s'est poursuivi. Plus tard, avec les thèses d'Alice Miller, est apparue une analyse psychologique très convaincante qui indique que l'éducation constitue bien une sorte de cercle vicieux. Dit de façon générale, ses thèses signifient : les enfants doivent tant subir les incorrections de leurs parents, qu'ils les répètent avec leurs propres enfants. La croyance générale qu'on doit éduquer les enfants se reproduit ainsi par usage de l'éducation de génération en génération.
Ce cercle vicieux n'est pas indépassable, heureusement. Tous les enfants battus ne maltraitent pas leurs propres enfants. C'était l’un des buts centraux de la pédagogie soixante-huitarde que de faire éclater ce cercle vicieux. On peut reconnaître aujourd'hui facilement que ce projet n'a pas vraiment réussi. Au contraire on observe ce qui était déjà le cas : les parents soixante-huitards répètent les erreurs que faisaient leur propres parents. Certes, il y a sans doute peu de parents soixante-huitards qui battent leurs enfants, bien que beaucoup aient reçu des coups dans leur enfance. Tout de même les soixante-huitards se retrouvent dans la plupart des cas dans les schémas d'interdiction (et donc de permission) et de punition (et donc de récompense). Et ce n'est pas étonnant : les soixante-huitards n'ont pas reconnu que pédagogie et éducation – mieux : les rapports pédagogiques et éducatifs avec les enfants – ne doivent pas être améliorés ou réformés, mais abolis. Nous n’avons besoin d'aucune pédagogie améliorée, mais d’un refus de la pédagogie (= Antipädagogik). Avec l'éducation anti-autoritaire, on n'a pas fait ses adieux aux conditions de l'éducation. Les moyens et les buts de l'éducation devaient changer, mais cependant la pensée hiérarchisante restait posée, et avec elle la distinction obligatoire entre sujet et objet. Ainsi l'échec de l'éducation anti-autoritaire a entraîné que beaucoup de parents soixante-huitards ont eu recours de nouveau à l'éducation traditionnelle.
De l'échec de l'éducation anti-autoritaire, des conclusions fausses ont été tirées. Aujourd'hui, une éducation plus logique et plus autoritaire est de nouveau exigée, parce que l'alternative n'est pas perçue : mettre un point final à l'éducation et développer des relations égalitaires avec les jeunes personnes. De ce fait, le débat sur les valeurs éducatives donne lieu à de nombreuses absurdités. Ainsi on essaie de faire éclore des valeurs démocratiques par des moyens (l’éducation) non démocratiques, malgré le fait que cette tentative aussi est condamnée à l'échec par ses contradictions internes. Pourtant, c’est si simple : les valeurs démocratiques, lorsqu’elles sont vécues, n’ont besoin d’être prêchées ni même enseignées. Ce n’est pas par l'éducation qu’on obtient que des personnes intègrent les valeurs démocratiques et les considèrent importantes.
S’il arrive qu’un élève intègre ces valeurs, ce n’est pas imputable à l'éducation, mais aux expériences que la personne a fait en dehors de l'éducation. Par l'éducation, on atteint plutôt le contraire : car la sympathie à l'égard des valeurs se réduit comme peau de chagrin si elles nous sont continuellement prêchées et qu’on essaye de nous les enseigner. [...] Pour que l'éducation fonctionne, son objectif doit avoir même contenu que ses moyens (c’est-à-dire qu’ils doivent être aussi non démocratiques). Qui a des buts démocratiques, doit aussi trouver les moyens démocratiques de les réaliser. Il doit faire ses adieux à l'éducation.