L’enfant et le système

Article issu du journal "L'envolée" n°16, février 2006

http://lejournalenvolee.free.fr/IMG/pdf/envolee_16.pdf


Postulat : l’enfant est un être antiéconomique

Etymologiquement, l’enfant est celui qui ne parle pas (In-Fans), donc ne prévoit pas, ne peut pas promettre, n’a pas de conscience du temps : par définition, l’enfant est un être antiéconomique.

La réalité est très éloignée de la théorie : sur les 3/4 de la planète, les enfants travaillent et produisent très tôt, et dans les pays dits développés les enfants sont une des cibles, actives et passives de la consommation, et en tant que tels, même sans travailler, ils participent de la production.

L’exemple des Indiens Baruyas de Nouvelle- Guinée démontre qu’il peut en être autrement : ils voient dans chaque naissance une participation à la nature et à la communauté, l’enfant n’appartient pas à ses géniteurs, et c’est de ne pas être conçu comme une propriété qui le protège des valeurs adultes.

On dit que l’enfance devrait être cette période de la vie faite de jeux et de découvertes, période de constructions désordonnées, de rencontres, de plaisirs et de sentiments : période de la vie qui pose les fondements d’un être en devenir.

L’idée ne devrait pas être de tuer ou de faire disparaître l’enfance, mais bien au contraire de continuer à la faire exister jusqu’à la fin : concevoir toute la vie comme un terrain d’aventures.

L’enfance serait alors au moins le moment privilégié du rêve et du carpe diem (“cueille les jours”), où les potentialités physiques et cérébrales sont intenses. Bien au contraire, l’enfance est dans nos contrées une période d’apprentissage de la rentabilité, de la compétition, de la hiérarchie et de l’ordre.

Avec l’entrée dans l’âge adulte c’est le début d’un temps économique où il faut faire des choix imposant des compromis, des calculs nécessitant l’abandon de pans entiers de son enfance. Pour devenir un être responsable, il faut tuer l’enfant en soi.

Et à en croire les derniers textes de lois sur la prévention de la délinquance, le rapport Benisti et celui de l’Inserm, il semblerait que le projet de cette société capitaliste soit de tuer l’enfant dès le plus jeune âge, sinon dans l’oeuf.

L’enfant de la société bourgeoise

Depuis l’essor industriel et le développement du noyau familial, l’enfant est traité comme une catégorie à part, au même titre que l’adulte et le troisième âge. Le siècle des lumières (Rousseau en tête) a fabriqué l’image de l’enfant comme celle d’un petit être en devenir dont il faut s’occuper particulièrement ; réalité qui ne concernait déjà que les enfants de la bourgeoisie pendant que les autres usaient leur enfance dans les champs, puis les manufactures, puis les mines…

Le vingtième siècle dans ses moments de “prospérité économique” a élaboré des théories et des psychologies de masse propres aux enfants, toujours conformes aux valeurs bourgeoises.

Dans ce grand mythe républicain de l’expansion économique, l’enfant a une place précise. Les institutions , pour le formater à la citoyenneté, pour le conditionner à la vie politique, lui ont élaboré des chartes, des droits, des représentants : Il devra d’abord apprendre à obéir aux différentes autorités, à rester à la place assignée, à respecter les règles et les lois, à accepter d’avoir des terrains de jeux restreints, la télé comme échappatoire, la vie rythmée par des horaires fixes. En deux mots, apprendre qu’on n’est pas là pour rigoler.

Il devra ensuite accepter et respecter les valeurs des modes de production, du travail salarié et de la consommation : la flexibilité, la polyvalence, la précarité, se mouler et s’identifier au fur et à mesure des besoins de l’entreprise.

Cette catégorisation mercantile de l’enfance peut fonctionner quand il y a du travail pour tous, quand l’économie peut assurer elle-même le contrôle général de la société, quand le travail est la meilleure des polices. Mais cette période est révolue. Dans cette catégorie sociale de l’enfance, il n’y a pas de place pour tous les enfants.

Il y a bien entendu des différences de traitement entre les enfants de pauvres et les rejetons des classes plus aisées. Pour les premiers, les problèmes commencent vite : pour eux, la règle n’est pas de réussir mais de ne pas déranger ceux qui sont là pour réussir. Il ne faut être ni trop mou, ni trop excité, sous peine d’être médicalisé. Les écarts de conduite sont très rapidement intolérables.

Le vingt-et-unième siècle aimerait remettre les enfants au travail dès quatorze ans. Quel grand écart faut-il faire pour continuer de poser comme valeur dominante, structurante, le travail – quand il n’y en a pas pour tout le monde- loin s’en faut. C’est le grand écart mensonger de l’école qui inculque les valeurs mortifères de l’entreprise à des mômes qui ne la connaîtront peut-être pas. Quel ennui et quelle perte de temps pour un nombre croissant de jeunes qui n’auront comme horizon que de naviguer entre petits boulots précaires mal payés, périodes de chômage et de RMI.

Ainsi l’école devient de plus en plus le lieu de l’apprentissage d’un comportement. L’école a toujours été celle de la soumission à l’ordre économique, et quand l’économie rejette des millions de personnes dans la misère, l’école tente d’apprendre à se résigner à cette réalité. Et ce n’est pas simple. Pour expliquer aux enfants que tout ce qui est à portée de leurs mains, ils ne peuvent pas y toucher, il en faut du droit, des travailleurs sociaux, des psychologues, des flics et des surveillants de prison. C’est pourquoi, pour encadrer les futurs non-travailleurs, l’État développe une armée de contrôleurs et de surveillants : sans omettre les résistances qui existent dans chacune de ces professions, c’est la fonction de plus en plus claire des enseignants, des éducateurs, des assistants sociaux, des fonctionnaires de l’État et des agents municipaux. Ce travail social a pour objet l’identification et la punition des individus dès leur plus jeune âge.

N’empêche que c’est le niveau de culture générale qui régresse : pour les uns, ce sera le socle minimum de compétences (SMIC), pour les autres un socle maximum… de reproduction d’un univers indépassable. Enfin, cette catégorie garde tout de même la particularité d’être sous la double tutelle juridique des parents et de l’institution. C’est la famille qui a les enfants en charge jusqu’à leur majorité. Du coup, une fois sortis du système scolaire, c’est-à-dire de plus en plus rapidement, un nombre croissant de jeunes qui doivent “s’émanciper” de l’autorité parentale se retrouvent à la rue sans logements ni revenus.

Séparer le bon grain de l’ivraie

Malgré la volonté de modeler l’enfant à l’image de l’adulte, l’enfant persiste à rester insaisissable. Il est coincé dans une représentation manichéenne de l’ange et du démon, selon qu’il obéit ou qu’il désobéit.

Pour stigmatiser ceux qui n’ont pas ou peu d’avenir, le pouvoir en fait des diables (“racaille”, “sauvageons”, “barbares”, “ennemi intérieur”) qu’il faut exorciser. C’est à ceux-ci que l’armada de lois et de mesures répressives de ces dernières années s’adresse tout particulièrement :

Des cités entières sous le régime du couvre-feu, occupées par la police qui contrôle jour et nuit les allées et venues de ces jeunes “désœuvrés” en les harcelant par des contrôles d’identité à répétition le plus souvent “musclés”.

C’est le partenariat entre l’école, les éducateurs, la police et la justice, le développement des filières sécuritaires à l’école, la pénalisation de l’absentéisme.

L’instauration des bourses au mérite. La responsabilisation pénale des parents, la suppression des allocations familiales en cas “d’infractions”.

L’interdiction de stationner dans les halls d’immeuble sous peine d’emprisonnement. L’abaissement de l’âge pénal à treize ans et la possibilité de passer devant un juge pour enfant dès dix ans.

La construction de 900 places de prison supplémentaires, la création de centres fermés pour mineurs.

Pour les jeunes pauvres et étrangers, la situation répressive s’aggrave d’une menace permanente d’expulsion et les policiers ne s’embarrassent pas pour venir chercher les sans-papiers dans les établissements scolaires.

Bref, la liste n’est pas close, et plus ça va, plus le traitement soi-disant spécifique des enfants s’aligne sur celui des adultes.

Chassez l’enfant, il revient au galop

L’enfance est à la fois modelable et incontrôlable. On ne peut pas sous-estimer tout ce qui a trait au formatage et à ce système de fichage et de sélection de l’enfance ; les taux de suicide chez les jeunes sont révélateurs d’une violence constante de la part du monde économique et d’une impossibilité de s’épanouir dans une société fondée sur l’exploitation, la performance, l’égoïsme.

On se faisait plutôt l’idée d’une jeunesse soumise à la consommation, à la télévision, aux règles ; même les actes délinquants ne remettaient pas en cause les valeurs commerçantes.

Et puis au printemps 2005, pendant plusieurs mois, les lycéens de partout ont bloqué leur machine en occupant les écoles, en descendant dans la rue, en expérimentant les assemblées générales, en organisant des actions déterminées…

Quelque temps plus tard, ce fut le tour des jeunes des banlieues qui, suite à la mort de deux d’entre eux, ont brûlé des voitures, des symboles de l’État, et se sont affrontés collectivement pendant plusieurs semaines avec la police. (cf. «Laissons-nous gigoter» dans l’Envolée N°15 et « Je tombe dans des nues» dans ce numéro). Ces deux révoltes avaient au moins en commun de dire que ce monde les écrasait et qu’il leur était possible de le montrer et de contre-attaquer : le slogan «A ceux qui veulent fliquer les lycéens, les lycéens répondent résistance» a trouvé une résonance logique dans «flics hors de nos cités ». Les tours de vis successifs de ces dix dernières années, même s’ils sont plus directs et plus durs dans les cités populaires que dans les arrondissements parisiens ou nantais, n’ont pas anéanti les enfants ; ils les ont au contraire réveillés, en tout cas plus que leurs parents.

La réaction a été en fonction de la réalité de chacun : ils refusaient un monde d’ennui, les uns avec de l’argent, les autres sans, les uns avec un avenir, les autres sans…

Face à l’un et l’autre de ces mouvements, l’attitude des partis et syndicats a été l’absence, la passivité et quelquefois le commentaire moraliste proche de la leçon. Les lycéens étaient, pour tous les sociologues, les politologues, les spécialistes, de doux rêveurs, et les jeunes des cités des inconscients qui, même si l’on pouvait comprendre leur désespoir, ne faisaient preuve d’aucune maturité politique. Pour eux, les lignes de clivage restent celles qui séparent les futurs travailleurs honorables, syndiqués, des autres futurs chômeurs, précaires, emprisonnés, non syndiqués. Ils ne voient même pas que ce qu’ils appellent les problèmes des marginaux, des “exclus” sont en train de devenir les leurs à vitesse grand V.

Et que se passe-t-il quand la ''“marginalisation”'' devient un problème de masse ?

Le pouvoir a toujours craint la réunion des classes “dangereuses” et des classes “laborieuses”, il a peur de la sédition et de l’émeute. On peut même dire que la bourgeoisie est hantée par cette vision et qu’elle utilise tous les moyens (idéologiques, coercitifs, politiques…) pour empêcher cette rencontre. Pendant toute cette période, la télévision n’a pas arrêté de diffuser des images de pauvres travailleurs en colère, non pas contre leurs patrons et l’État, mais contre ceux qui avaient incendié leur voiture.

En revanche, jamais une image de la solidarité qui s’est développée pendant les “ratonnades” policières, alors que la réaction des habitants des barres a surtout été d’aider les enfants à se cacher de la vindicte des CRS et autres casqués.

La disproportion de la répression qui s’est abattue sur les acteurs de l’un et l’autre des mouvements est significative du rôle que joue l’appareil judiciaire pour séparer les actes “légitimes” des actions “illégitimes”. La clémence relative pour les uns et la prison ferme pour les autres doit apprendre aux premiers à respecter la justice et aux autres à la craindre. Un lycéen inculpé d’avoir craché sur l’un des plus hauts fonctionnaires de la police, reconnu coupable, écope d’un mois avec sursis; un jeune de cité attrapé au hasard dans la rue pendant les émeutes prend quatre mois ferme juste pour s’être trouvé là. Pour les lycéens, des procès instruits et contradictoires, pour les autres des comparutions immédiates. Pas de lycéens emprisonnés, plus de huit cents jeunes incarcérés après les émeutes de novembre…

« Quand on vous apprend à ne pas aimer la violence, à être pour la paix, à ne pas vouloir la vengeance, à préférer la justice à la lutte, on vous apprend quoi ? On vous apprend à préférer à la lutte sociale la justice sociale, on vous apprend qu’il vaut mieux un juge qu’une vengeance. Voilà un travail qu’ont fait, et bien en effet, les intellectuels, les instituteurs, et ce travail-là que continuent maintenant sur leur registre les travailleurs sociaux. » M. Foucault.

Ce que les jeunes ont fait ces derniers mois, même si ce n’est pas nouveau, n’est ni anodin, ni du déjà-vu ; ils ont collectivement éprouvé leur résistance face à l’autorité. En dépassant la réaction des plus proches, ils ont étendu un mouvement au-delà des communautés, des bandes ; si identification il y a, ce n’est pas dans la surenchère de la violence mais dans la reconnaissance des mêmes conditions de vie. Quant à la violence, elle est imposée par le pouvoir, elle est dépendante du rapport de forces entretenu par l’État.

Ces expériences marquent et transforment nécessairement les consciences, les leurs et celles de leurs proches. Elles ont en tout cas montré qu’on ne peut pas toujours modeler la jeunesse et prévoir à coup sûr de ce qu’elle va faire. Reste à construire plus durablement cette critique, ce mouvement, et pour cela les divisions entretenues par l’État doivent disparaître : pendant le mouvement lycéen, l’opinion publique réduisait leurs manifestations à des bagarres avec des jeunes des cités, cet hiver elle a vu dans le mouvement des jeunes des cités le saccage aveugle des voitures des autres… la belle affaire ! Face à ce qui s’est passé, il n’y a qu’une alternative, soit on est du côté des flics, soit du côté des révoltés.

Les adultes devraient faire au moins l’effort de préserver les enfants en s’opposant fermement à l’abaissement de l’âge pénal, aux constructions de prison, au flicage à l’école, au harcèlement policier dans les cités et dans les villes, voire... retrouver le goût et l’envie de la sédition !