Bribe d'un article publié sur Multitudes


« (…) Dans la France des années 1830, c’est-à-dire dans le pays qui avait l’expérience la plus radicale de la Révolution et se pensait donc appelé par excellence à achever cette révolution par l’institution d’un ordre moderne raisonnable, l’instruction devenait un mot d’ordre central : gouvernement de la société par les gens instruits et formation des élites, mais aussi développement des formes d’instruction destinées à donner aux hommes du peuple les connaissances nécessaires et suffisantes pour qu’ils puissent combler à leur rythme l’écart qui les empêchait de s’intégrer pacifiquement à l’ordre des sociétés fondées sur les lumières de la science et du bon gouvernement. Le maître, faisant passer par une sage progression, adaptée au niveau des intelligences frustes, les connaissances qu’il possède dans le cerveau de ceux qui les ignorent, tel était donc à la fois le paradigme philosophique et l’agent pratique de l’entrée du peuple dans la société et l’ordre gouvernemental moderne.Ce paradigme peut engager des pédagogies plus ou moins rigides ou libérales. Mais ces différences n’entament pas la logique d’ensemble du modèle : celle qui donne à l’enseignement la tâche de réduire autant que possible l’inégalité sociale, en réduisant l’écart des ignorants au savoir. Et c’est sur ce point que Jacotot fit entendre, pour son temps et pour le nôtre, sa note absolument dissonante. Il avertit de ceci : la distance que l’Ecole et la société pédagogisée prétendent réduire est celle dont elles vivent et qu’elles ne cessent donc de reproduire. Qui pose l’égalité comme le but à atteindre à partir de la situation inégalitaire la repousse en fait à l’infini. L’égalité ne vient jamais après, comme un résultat à atteindre. Elle doit toujours être posée avant. L’inégalité sociale elle-même la suppose : celui qui obéit à un ordre doit déjà premièrement comprendre l’ordre donné, deuxièmement comprendre qu’il doit lui obéir. Il doit déjà être l’égal de son maître pour se soumettre à lui. Il n’y a pas d’ignorants qui ne sache une multitude de choses et c’est sur ce savoir, sur cette capacité en acte que tout enseignement doit se fonder. Instruire peut donc signifier deux choses exactement opposées : confirmer une incapacité dans l’acte même qui prétend la réduire ou à l’inverse, forcer une capacité, qui s’ignore ou se dénie, à se reconnaître et à développer toutes les conséquences de cette connaissance. Le premier acte s’appelle abrutissement, le second émancipation. (…)»

Jacques Rancière sur "Le maître ignorant"