L'histoire des lutunes

  • Il était une fois, dans un pays lointain, un peuple de petits êtres, les lutunes.

Les lutunes étaient des êtres assez jolis et variés : certaines avaient de petites mains rondes et vertes, d'autres de grandes mains triangulaires et roses, certains avaient la peau dorée, d'autres les cheveux qui clignotaient...

Chaque lutune était unique et étonnant.

Les lutunes avaient une particularité : c'était de puer des pieds.

Ils puaient des pieds, mais à un point que vous ne pouvez pas imaginer. C'était une horreur, et du coup ils devaient changer de chaussettes plusieurs fois par jour. Car en plus les lutunes étaient très frileux des pieds et ne pouvaient se passer de chaussettes.

Du coup, les lutunes passaient une bonne partie de la journée à laver leurs chaussettes.

Le reste de la journée, ils le passaient à aller ramasser des grudes dans la forêt (les grudes sont de magnifiques et délicieux fruits âpres et sucrés qui poussent au pays des lutunes), et à s'aimer.

Les lutunes étaient minuscules (à peu près la taille d'un de nos pouces) et naissaient dans la terre, ou plutôt poussaient. Les lutunes adultes devaient donc arroser régulièrement la pépinière de futures lutunes, afin de renouveler les générations.

C'était une tâche peu passionnante mais qu'ils se devaient d'effectuer, au même titre que laver leurs chaussettes.

Un jour, le Roi (eh oui, un roi avait été institué!), le Roi donc, était à la rivière avec deux de ses sujets, et comme tous les jours, ils lavaient leurs chaussettes. Et comme tous les jours, c'était très désagréable et ils avaient froid aux mains.

Un des deux sujets du Roi, fatigué, dit aux autres : " J'en ai assez de laver mes chaussettes tous les jours. Il faut trouver une solution."

Le Roi, un peu ballot, lui dit simplement : "On n'a qu'à arrêter de les laver!"

"Tu déconnes", lui répond le premier sujet, choqué. "On pue trop des pieds, ça va être atroce!"

Alors, le Roi, inspiré, répondit : "Il faut trouver quelqu'un pour les laver à notre place. - Oui, mais qui?"

Évidemment, l'un comme l'autre savait parfaitement que personne ne voudrait laver leurs chaussettes.

Le deuxième sujet, qui écoutait depuis le début et était très malin (on l'appelait Mac Yav), dit : "J'ai une idée. Il faut trouver un point commun à nous trois."

Les deux autre lui répondent en coeur : "Ben on pue des pieds!"

Mac Yav : "Non, ça ne va pas. Tous les lutunes puent des pieds. Ca ne peut pas faire l'affaire."

Le Roi : "Mais nous sommes tous les trois différents. Et puis qu'estce que ça changerait un point commun à nous trois?"

Mac Yav restait mystérieux. Il répondit seulement : " Faites moi confiance. Si nous trouvons un point commun à nous trois, même s'il est partagé par d'autres, et surtout s'il est partagé par d'autres, bientôt, nous ne laverons plus jamais nos chaussettes."

Comme Mac Yav avait toujours été un bon conseiller du Roi, (c'est même lui dit-on qui l'avait aidé à accéder au pouvoir du temps où le mot même de Roi était inconnu des lutunes), le Roi lui fit confiance.

Les trois lutunes commencèrent donc à s'examiner :"J'ai des grands pieds et toi aussi !" Mais ça n'allait pas, le troisième avait de petits pieds. "Vous avez tous les deux des ongles violets!"

Mais ça n'allait pas, un des trois avait des ongles roses à pois verts. "Je suis un cuisinier hors-pair et toi aussi!" Mais le troisième ne savait faire que des plats infects.

Cet examen dura des heures, et ils ne trouvèrent rien. Ils rentrèrent chez eux bredouilles, et pendant des jours, dès qu'ils se retrouvaient pour laver leurs chaussettes, ils s'examinaient.

Un jour, enfin, ils trouvèrent : ils avaient les oreilles pointues tous les trois.

Mac Yav, devant cette découverte, sauta de joie. Les autres le regardèrent interloqués, car en attendant ça ne changeait rien, ils lavaient toujours leurs chaussettes. "Et comment tu compte t'y prendre, dit le Roi, mettre tes chaussettes sur tes oreilles pour qu'elles ne puent pas des pieds?"

Mac Yav demanda au Roi de lui faire confiance, et lui conseilla de faire passer le décret suivant : "Les lutunes sont naturellement séparés en deux catégories : les lutunes aux oreilles pointues et les autres, les lutunes aux oreilles rondes."

Le premier sujet lui fit remarquer que c'était totalement ridicule :" Pourquoi pas les lutunes aux dents dorées et les lutunes aux dents argentées, ou les lutunes blancs et les lutunes noirs, ou..."

"Tout simplement, le coupa Mac Yav, parce que les oreilles pointues sont le seul point commun que nous ayons trouvé. ça aurait pu être autre chose, ça n'a pas d'importance. Mais laisse moi finir : A la naissance, pour bien marquer la différence, les lutunes aux oreilles pointues porteront des chaussons verts, adaptés à leurs oreilles, et les autres porteront des chaussons oranges, adaptés à leurs oreilles."

Là, le Roi pensa que son conseiller avait définitivement perdu la raison. Des chaussures adaptées aux oreilles, quelle idée!

Mais comme il avait toujours eu confiance en Mac Yav et qu'il ne savait que faire, il fit passer le décret.

Le peuple des lutunes prenait le Roi pour un fou, mais heureusement, la guilde des scientifiques vint à son secours. Toutes les oreilles du Royaume furent examinées, et on remarqua qu'effectivement, il y avait des lutunes aux oreilles rondes et des lutunes aux oreilles pointues. C'était bien la preuve qu'il y avait deux catégories de lutunes! C'était démontré scientifiquement et plus personne ne pouvait contredire ce fait.

Quelques lutunes, plus rares, avaient une oreille ronde et une oreille pointue. Heureusement la guilde des médecins vint à leur secours en rabotant l'une des deux oreilles, afin qu'ils puissent être des lutunes à part entière et qu'ils n'aient pas de problème d'identité au niveau de leurs oreilles.

Quelques temps plus tard, Mac Yav parla au Roi : il faut faire savoir au peuple que les lutunes aux oreilles pointues sont des lutunes, les autres sont des lutones. On dira Ul pour les premiers, Ol pour les lutones. Ca permettra, quand on parle de quelqu'un, de savoir directement si il a les oreilles pointues ou rondes.

Cette idée ravit le Roi, qui aimait beaucoup la précision dans le langage.

Cependant il demanda : Les lutones, ce sont des lutunes quand même?

Oui, dit Mac Yav,mais des lutunes différents.

Le Roi se demandait où cela allait mener, mais puisque les scientifiques avaient prouvé cette différence, il ne pouvait pas trouver à redire. Il ne voyait cependant pas en quoi cela l'empêchait de laver ses chaussettes.

Un jour, Mac Yav lui proposa un décret : "Aucun lutune ne devra aimer un lutune, aucun lutone ne devra aimer un lutone, sous peine d'être traqué et traité de tous les noms."

"Quelle drôle d'idée, de faire un décret sur qui doit aimer qui!", dit le Roi.

"Tu ne comprends pas, dit Mac Yav, c'est très important d'aimer quelqu'un différent de soimême! " "Voyons, dit le premier sujet du Roi, tu sais très bien que chaque lutune est unique!

Oui, dit Mac Yav, mais seule la différence d'oreille est scientifique!"

Le Roi, désespéré et épuisé par le lavage de ses chaussettes, fit passer le décret soufflé par Mac Yav.

Dans le Royaume, tout le monde s'habituait à ces lois. Les plus zélés montraient du doigt les lutunes qui mettaient des chaussons ne convenant pas à leurs oreilles, c'était vu comme contrenature, et c'est ce qu'il y avait de plus honteux. Chacun s'efforçait d'être digne de ses oreilles, qu'elles soient rondes ou pointues.

Au bout de longs mois, le Roi convoqua Mac Yav en se plaignant de continuer à laver ses chaussettes malgré tous les décrets. Alors Mac Yav déclara que les lutones, aux oreilles rondes, devaient se passionner par l'arrosage des pousses de futurs lutunes. Sinon ils seraient bannis. De plus il fit circuler la rumeur selon laquelle les lutones avaient des qualités naturelles : "Ils sont sensibles à la douleur des autres, et savent se sacrifier quand ils aiment."

Mac Yav avait eu raison. Bientôt, les lutones, qui devaient aimer un lutune, passaient leur temps à arroser les pousses de futurs lutunes, n'avaient plus de temps d'aller cueillir des grudes, et dépendaient des lutunes aux oreilles pointues.

C'est alors que les lutones devinrent les esclaves domestiques des lutunes aux oreilles pointues, déclarés bientôt les vrais Lutunes.

Depuis, les lutunes aux oreilles rondes, les lutones, lavent les chaussettes des lutunes aux oreilles pointues, les lutunes, et sont persuadés de le faire parce qu'ils ont des qualités naturelles pour cela, et surtout, sont persuadés de le faire par amour.