Retour d'enfance
Ad.,Paris le : O6.05.07
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Généralités
Tentative d’avant-propos
Ce n’est pas le mode de vie alternatif qui nuit, ou ne nuit pas. C’est comme toujours, l’intention qui le sous-tend et le motive. Vouloir donner une place juste, une voix, un libre-arbitre à l’enfant, est positif si ce n’est nécessaire. Jusqu’au moment où ce vouloir place l’enfant dans une trop grande solitude, face au monde et à lui-même, face à Trop : de choix, d’idées, de possibles insaisissables, de peur(s) ; il se retrouve alors dans un rôle qui n’est pas le sien et exige de lui un effort de compréhension (prendre avec) qui masque petit à petit l’alternative elle-même et transforme le « autrement » en fatalité.
L’enfant est une personne comme une autre, avec un besoin de protection et d’écoute plus grand. Quel que soit le mode de vie, il s’agit de veiller au respect des personnes, pas à l’application systématique de tel ou telle idée, idéologie, dogme…
Cette personne enfant a le droit et le besoin de contempler, laisser venir, observer, dans la lenteur, à son rythme, et sans exigences déplacées du point de vue de son évolution propre. Aucun mode de vie ne peut nuire à un enfant à qui l’on a laissé le choix, le vrai ; tout mode de vie imposant une conduite au départ arbitraire ne pourra qu’être nocive. On peut tout faire selon son bon vouloir tant que ça n’engage que soit et ceux dont le choix est librement consenti.
J’ajouterais qu’il ne faudrait pas que les décisions de vie soient dictées par des angoisses masquées, non assumées qui, évidemment, rejaillissent sur l’enfant- quelle que soit l’idéologie en présence.
Si une vie en marge demande à l’enfant trop d’efforts d’assimilation, le contraignant à s’écarter de lui pour rejoindre une place dans le monde, on peut penser qu’il rencontrera alors de vraies et peut-être graves difficultés.
Reconnaître un libre-arbitre à l’enfant ce n’est pas attendre de lui une capacité de discernement trop précoce, ni l’abandonner, ou plutôt, démissionner face à l’abstraction à laquelle leurs choix confrontent les adultes décisionnaires et responsables. C’est une chose qu’on peut reprocher à certaines alternatives adoptées dans les années 60 et 70.
Mais tout est toujours une équation complexe et subtile de multiples facteurs rarement maîtrisables ou prévisibles.
L’honnêteté face à soi-même semble donc la meilleure garantie de succès, dans la vie comme dans l’éducation. Un enfant dont les parents, ou les « éducateurs », sauront êtres honnêtes, sans pour autant le plonger au cœur de leurs interrogations et remises en questions successives, aura sûrement de bonnes armes pour devenir à son tour un(e) « adulte accompli(e)».
Tout ce que je dis à propos de vies « alternatives » s’applique également aux modes de vie plus « classiques ». L’enfant est un enfant et une personne où qu’il se trouve. La question de fond porte plus sur l’éducation en général que sur le choix de vie en particulier. Ou sur la vie en général, surtout aujourd’hui, où elle ne répond effectivement pas de manière satisfaisante aux besoins réels de l’enfant… Pas plus qu’à ceux de l’adulte
Et la boucle est bouclée…
Propos
Tentative de développement
Devant ce constat morose et inquiétant certains se mettent à chercher des solutions différentes. Cette remise en question s’est généralisée, comme je le disais plus haut, dans les années 60 et 70, donnant naissance à diverses expériences plus ou moins heureuses, à tous points de vue. Je suis issue de l’une d’elles et les propos qui constituent ce petit préambule sont le fruit de ma réflexion sur ma propre éducation- comme n’auront pas manqué de le penser certains, alors que d’autres se seront sûrement dit : « revoilà trois louches et demi de théorie pour pas un gramme de vécue ».
Est-ce que je peux pénétrer plus avant dans l’expérience proprement dite d’une part et dans le résultat de l’expérience d’autre part, sans sombrer dans la psychanalyse hasardeuse… Là encore, je vais tenter, c’est vous qui me le direz à la fin.
La première difficulté que j’ai rencontrée pour ma part est née du fossé entre moi et « les autres » du fait de la différence de nos quotidiens. D’abord parce que les enfants sont longtemps conformistes ( c’est un réflexe de survie de vouloir s’adapter à son environnement par mimétisme) ensuite, parce que ça ôte d’emblée un certain nombre de points d’appuis . Mais c’est aussi parce que, tout marginaux qu’étaient mes parents et ceux qui m’ont élevée, ils ne m’ont pas pour autant retirée de la vie sociale classique. C’était une espèce d’entre-deux à vocation non-interventionniste ; critique de l’école mais école quand même bien que pas tout le temps, par exemple ; et je peux affirmer que cette ambivalence est très dure à comprendre et supporter pour un tout petit. La confrontation quotidienne à une incohérence de fait m’a forcé à trop de précocité et de subterfuges pour pouvoir vaquer tranquillement à mes occupations.
La deuxième est la solitude. J’étais la seule enfant de ce groupe et ceux que je rencontrais ne vivaient pas un quotidien auquel je pouvais m’identifier. On imagine aisément le genre de problématiques qui s’en suivirent : solitude donc, isolement, sentiment de différence non pas positive mais plutôt un peu honteuse, obligation de comprendre et d’assimiler des idées avant même de ressentir le désir de les considérer.
Si j’étais la seule enfant du groupe – à géométrie variable sur une base fixe des 7 mêmes personnes – c’était le fruit des convictions politiques des adultes en présence. Ils considéraient en effet que le monde, avant la révolution, n’étais pas un endroit où l’on pouvait prendre la responsabilité de placer un être humain ; que les parents sont responsables devant leurs enfants des conséquences de leur venue au monde et qu’étant eux-mêmes en opposition profonde avec ce monde, ils ne sauraient assumer une telle responsabilité. La cohérence appelait donc de ne pas faire d’enfants. Moi, je suis passée à travers les mailles du filet grâce à 68 parce que mon père y avait vu un changement spontané possible et ainsi, un espoir fondé de vivre un jour la Vraie Révolution ; et aussi, parce que ma mère n’envisageait pas de ne pas avoir d’enfants, toute idéologie mise à part…
Je peux dire aujourd’hui que ce facteur-là est sans doute responsable de la majeure partie de mes difficultés, puisque j’étais privée de vis-à-vis du même âge, de complices, de miroirs. Je ne pouvais me confronter qu’à des grandes personnes, ce qui représentait une haute exigence pour être au niveau et me fournissait peu d’échappatoires. Ce que je ressentais, en tant qu’enfant, je ne pouvais ni le partager entièrement avec mes copains, qui vivaient une vie totalement différente de la mienne, ni avec ces grands, qui étaient liés à ce que je ressentais, justement. Je m’efforçais de ne pas les décevoir d’un côté et de ne pas paraître trop différente de l’autre. J’en conclus donc qu’il est nécessaire à l’enfant en situation inhabituelle d’avoir avec lui d’autres représentants de sa catégorie !
À cela s’ajoutait le fait que mon père, et la majorité du groupe, refusaient de considérer la parentalité et la cohorte des conséquences qu’elle entraîne. Étant, moi, une enfant, je ne saisissais pas bien les nuances que ce discours entraînait et m’efforçait d’être le moins possible…. une enfant.
Néanmoins, la volonté affirmée- sans doute un peu trop radicalement- de mes parents de ne pas me considérer comme leur propriété, non plus que comme un être entièrement dépendant et donc soumis, m’a été grandement profitable. Je disposais en effet d’un groupe d’adultes aimants ; responsables de moi au même titre que d’eux-mêmes ou des autres, toujours prêts à répondre à mes interrogations ou à me faire une tartine, me considérant toujours comme un membre à part entière du groupe, avec une voix, un avis, des envies ; et de beaucoup de liberté. J’évitais aussi l’enfermement au sein de la famille nucléaire dont l’enfant constitue le noyau et les parents, les remparts infranchissables, dans un sens comme dans l’autre. Si j’ai toujours parfaitement su qui était mon père et ma mère- malgré tout- et qu’aucune ambiguïté n’ait jamais plané à ce sujet, les autres grandes personnes étaient investies dans mon éducation et mon évolution tout autant qu’eux. J’entretenais avec chacun des rapports particuliers, me sentais parfaitement en confiance avec tous et les appelais par leur prénom, père et mère inclus. Leurs différents caractères, avis, horizons sociaux, leurs différences tout court, m’ont offert un panel culturel d’une richesse extraordinaire et une grande ouverture d’esprit. Une grande force aussi, née de la connaissance profonde que le monde et la vie ne sont pas univoques et prédéterminés.
Pendant 13 ans, j’ai participé à toutes leurs activités, voyages, relations, non pas en tant qu’enfant, mais en tant que membre d’un groupe humain, un membre certes plus petit mais non moins important. C’était à double tranchant, car là aussi, s’il était très épanouissant de partager à égalité, ça me demandait une exigence et une conscience assez décalées avec les préoccupations de mon âge et ma compréhension réelle.
J’ai, à mon goût, trop assisté à leur intimité, à leurs élucubrations, à leurs immenses discussions et engueulades, à l’élaboration de leurs diverses théories, à leurs conflits et leurs doutes. Leur communauté, puisque c’en était une ; de biens, de corps, de cœurs et d’idées ; était essentiellement fondée sur des idéaux et des idéologies politiques qui laissaient peu de place à la légèreté. Leur volonté de libération constituait, dans son absolutisme, un autre genre d’enfermement. Leur perfectionnisme pouvait parfois tendre à la tyrannie. Leur idéalisme, à l’intolérance. Comme le disait Valéry : « la recherche de l’absolue pureté est le plus sûr chemin vers la tyrannie ». Les difficultés qu’entraînaient pour eux leurs choix de vie et leurs aspirations ont créé des tensions qui ont pesé lourdement sur moi. La sensation que j’ai eue de leur échec face à un monde manifestement peu disposé au changement qu’ils appelaient a eu des conséquences pénibles pour moi, à moyen et long terme.
L’obligation dans laquelle je me suis retrouvée de « tout comprendre » et d’auto censurer certaines aspirations individuelles ou élans, en contradiction avec leurs idées et leurs choix, (ou ce que j’interprétais comme tels) a constitué un fardeau dont je ne m’émancipe que petit à petit. La « fausse liberté » que pouvait représenter une partie de l’idéologie qui les a mus m’a beaucoup enfermée dans une culpabilité et une exigence déplacée ; a longtemps constitué pour moi une ornière dont je n’ai pris conscience que lentement.
D’autre part, leur expérience communautaire s’est interrompue brutalement, pour de nombreuses raisons essentiellement liées aux difficultés affectives mais aussi à l’adversité croissante du monde extérieur, laissant à sa place un vide béant. Ceux qui avaient constitué les piliers de « mon monde » se sont écroulés comme un château de cartes et il ne m’est plus rien resté. Il n’est déjà pas facile de faire face à l’explosion d’un « environnement familial » mais quand en plus, cet environnement n’a pas grand chose de commun avec l’extérieur, la confrontation avec l’Autre devient extrêmement brutale et déstabilisante. Les repères qui volent en éclats ne peuvent êtres nulle part ailleurs retrouvés.
Mais j’ai aussi appris à me battre pour le changement, pour mes convictions et à croire à la possibilité d’autre chose que la « réalité » telle qu’on nous l’impose. À croire en la valeur de mon action et de mon existence au sein du monde. À un absolu inaccessible, sans cesse questionner, sans cesse poursuivi. J’ai appris à ne pas plier, abandonner, avoir peur. À ne pas accepter les règles d’un jeu auquel on est même pas certain de vouloir participer pour commencer.
J’ai aussi appris de leurs erreurs et de mes souffrances.
Je pense par exemple, comme je l’ai déjà dit, qu’il ne faut pas isoler un enfant de ses semblables, surtout dans ces conditions particulières.
Que les enfants sont la condition de toute révolution, si je peux m’exprimer ainsi. Que penser leur place dans le monde est en effet une des bases de toute idée politique et révolutionnaire et que l’axiome selon lequel « on ne met pas d’enfants au monde tant qu’il n’a pas changé » est essentiellement absurde et contradictoire. C’est une pensée qui a beaucoup limité l’action de nombreux groupes alternatifs. Ou, pour être plus précise, l’inadaptation des solutions appliquées aux enfants a participé à l’échec de nombreuses tentatives alternatives.
Je crois également qu’il faut être prudent et ne pas exposer les tout-petits à la confrontation brutale avec la contradiction Ni penser qu’ils sont forcément en mesure d’apporter des réponses objectives à leurs besoins. Tout ne pouvant s’exprimer en mots, ce qui mène un enfant à trop formuler modifie vraisemblablement sa vérité intérieure et le rend sans doute vulnérable, à différents degrés et de manières variables.
Ne perdons pas non plus de vue qu’un enfant essaie avant tout de satisfaire les exigences de ceux qui l’élèvent et sont censés le protéger et que son apparente adhésion peut dissimuler un profond mal-être.
Je réfléchis moi-même, puisque aujourd’hui je suis mère après avoir été enfant, aux meilleurs choix et alternatives. Je garde à l’esprit, malgré mon utopisme que l’idéal n’est ni possible ni souhaitable et que sa recherche est trop souvent responsable du pire. L’enfant appartient avant tout au monde et s’élève à son contact. C’est donc le monde que l’on questionne. Notre influence individuelle de parents, tant qu’elle n’est pas abusive, n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan des influences du Monde où bien et mal ne sont que des projections de nos peurs et de nos aspirations. Moi qui entretiens un lien étroit avec la pensée des conséquences de la vie concentrationnaire, je ne peux oublier que j’ai lu avec stupeur le témoignage d’une survivante de Buchenwald, une des rares enfants à être née dans un camps, qui disait que les 4 années qu’elle y avait passé étaient les plus belles de sa vie parce qu’elles constituaient…son enfance.
Je crois que ce qui m’a sauvée, c’est cette liberté presque sauvage contre laquelle ma solitude m’a projetée et aussi, paradoxalement, la certitude de l’amour et de la bienveillance de ceux qui m’entouraient malgré toutes leurs contradictions et approximations.
Que les adultes aient l’humilité de considérer que la meilleure chose qu’ils puissent faire pour leurs enfants est de les mettre au contact du monde et d’avoir la force et l’honnêteté de ne pas faire peser sur eux le poids de leurs volontés tâtonnantes pour que le jour venu, ils puissent à leur tour tenter de penser ce monde comme bon leur semble. Nous ne sommes que poussière. Mais poussière d’étoiles.
Solitude,_marginalité_et_incohérence Une contribution inspiré du témoignage d'Ad.